2 mars 1984 - La Création du
"Prix International des Droits de Ludovic-Trarieux" Robert
BADINTER HOMMAGE
A LUDOVIC
TRARIEUX (Extraits) Salle
des Pas-Perdus Palais
de Justice de Bordeaux 2
mars 1984 « …cette âme exigeante de justice » EXTRAITS
DU DISCOURS DE MONSIEUR ROBERT BADINTER, GARDE
DES SCEAUX - MINISTRE DE LA JUSTICE (Extraits du discours prononcé par
Monsieur Robert BADINTER dans la Salle des Pas-Perdus du Palais de Justice de
Bordeaux – Bulletin du bâtonnier de l’Ordre des Avocats de Bordeaux, Edition
04/84 d’Avril 1984). Dessin de Badiucao « […] Parce que de la même façon que Zola, écrivain arrivé,
bourgeois rêvant d'Académie, peut à cet instant mesurer que ce qu'il risque
en écrivant « J'accuse », c'est de se voir refuser tant de couronnements
attendus, de la même façon, je dirais certainement plus lucidement encore,
parce qu'il est un homme politique, Trarieux sait
où son courage va le conduire. Et il y va résolument puisqu'il n'y a pas six
semaines qui s'écoulent entre le moment où Trarieux
parle au Sénat et celui où il va se trouver présent au procès Zola. Et c'est
à partir de là que nous verrons cette démarche se développer, se renforcer,
se durcir. C'est à partir de là que Trarieux va
s'engager toujours plus avant : ce sera la première déposition au procès
Zola, et vous en avez dépeint l'ambiance décrite très exactement par Zévaès, et c'est aussi la deuxième déposition au procès
de Rennes. Aujourd'hui, quand on le reprend comme le fait si admirablement
un livre récent – dont je tairai par discrétion le nom de l'auteur que chacun
connait – il est facile de revivre l'affaire Dreyfus .
Cela apparaît comme un admirable scénario, un grand roman dont on sait à
l'avance que cela finira heureusement. Mais, en 1898, il en fallait du
courage moral, et, je dirai plus, du courage physique aussi, pour s'engager
comme il l'a fait du côté des dreyfusards. Et puis, je salue la préscience de
l'homme politique et c'est par là que Trarieux a
dégagé de l'affaire Dreyfus, au-delà même de la péripétie et du combat
symbolique mais décisif pour la justice, cette perspective d'avenir qui est
la marque du véritable homme d'Etat. Trarieux a compris au moment même du procès Zola, que
les combats pour la justice, ne se mènent pas seulement, aussi passionnés
soient-ils, dans le cadre des enceintes judiciaires, que les combats pour la
justice se jouent d'abord, dans les circonstances extrêmes, au niveau de
l'opinion publique. Et par conséquent, le service de la justice demandait
qu'au-delà du combat mené pour la révision dans l'affaire Dreyfus, l'on
constitue, l'on crée une institution permanente, une organisation, un
rassemblement d'hommes de justice, qui se mobiliserait en toutes
circonstances pour défendre, en tout lieu s'il le fallait, les libertés et
les droits de l'homme. C'est cette idée d'une organisation dépassant les clivages
politiques, qui se; mettrait au service des droits de l'homme, cette
inspiration-là qui était le propre de l'homme politique et ici de l'homme
d'Etat, qui fait que Trarieux a dépassé le cadre
même de l'affaire. C’est en créant la ligue, qui s'appelait à l'époque pour
la Défense des Droits de l'Homme, qui est aujourd'hui la Ligue des Droits de
l'Homme, et dont je salue, en cet instant, aussi bien celui qui l'a fondée,
que ses Présidents, que son Président à venir que je vois devant moi . Je dirai simplement que les promesses de l'aube,
formulées par Trarieux ont été bien tenues, et je
dirais même, au-delà de l'espérance du fondateur. Alors, une si grande cause, une si grande entreprise, là aussi,
pourrait-on dire, de si grands succès : c'est la vision de l'extérieur. Je
voudrais que nous prenions la dimension du vécu. Cela, ce sont les actes
triomphants dont l'histoire conserve la mémoire. Mais, dans la réalité
quotidienne, Trarieux, à partir de 1898, qu'est-ce
qu'il a connu jusqu'à sa mort? De 1898 à 1904, dans ces combats-là, qu'a-t-il connu Trarieux et qu'a-t-il souffert? Il y a dans une lettre admirable écrite par Émile Zola à Madame
Dreyfus, des mots qui brûlent où il évoque « ces hommes de boue », « ces
feuilles immondes » . Ces « hommes de boue », ces «
feuilles immondes », Trarieux en a connu toute la
cruauté, et jusque dans sa vie privée. Et je ne crois pas que, comme Zola, il
ait jamais pu, lui, Trarieux, dire que depuis qu'il
s'était engagé dans ce combat, et là, je cite de mémoire, mais sans crainte
de me tromper : « l'ignoble flot a tellement crû autour de nous, que nous en
sortons à présent cuirassés à jamais ». Je crains hélas, que Ludovic Trarieux
n'ait pu accéder à ces détachements. A lire, les propos de ses amis qui
l'accompagnaient au dernier jour, on voit au-delà du discours de
circonstance, la plaie ouverte jusque dans les âmes amicales par l'intensité
des bassesses, des attaques dont il avait fait l'objet. Et, l'un d'entre eux a ce propos admirable, il dit : « Ludovic Trarieux, en souffrait intérieurement et silencieusement
». Cet ami s'interrogeait en se demandant si ce n'était pas une des causes de
sa mort, et allant plus loin, il disait aussi – ce qui montre ce qu'était la
délicatesse de l'âme de Trarieux – que devant tant
d'infamie, il s'étonnait encore. Dessin de Badiucao C'est à cause de tout cela, je crois, que Ludovic Trarieux n'est pas simplement un nom sur une longue liste
de grands notables, de grands bâtonniers et parmi les 496 Gardes des Sceaux
qui se sont succédés, un nom parmi d'autres. C'est parce que Ludovic Trarieux a
choisi, à un instant décisif, de servir la justice, qu'il a su préférer la
justice à l'ordre au sens conventionnel du terme, contrairement au
philosophe, et qu'il a choisi, en connaissance de cause, de s'exposer, qu'il
a beaucoup souffert, qu'il n'a pas eu la véritable récompense, pas plus que
Scheurer-Kestner pas plus que Zola (puisque tous sont morts, sans avoir connu
la victoire définitive, tous combattants de la justice et de la vérité, morts
sur le chemin de la libération, de la vérité et du triomphe de la justice, et
sans l'avoir pleinement connu), c'est pour toutes ces raisons que nous sommes
réunis ici pour rappeler son souvenir, sa lutte, son action dont nous sommes
tous dépositaires. Zola, toujours lui, avait écrit à Alfred Dreyfus cette fois-ci,
lorsqu'il était revenu de l'île du Diable, ces mots très simples : « Je vous
adresse du fond du cœur, tout mon fraternel salut, pour ce que vous avez
souffert pour nous » . C'est ce même message
fraternel que j'adresse ce soir, en notre nom à tous, à Ludovic Trarieux, comme nous le faisons pour tous les combattants
de la justice et de la vérité. »
Le 2 mars 1984, à
l'occasion de la création de l'IDHBB et du "Prix International des
Droits de Ludovic-Trarieux", le garde des
sceaux, Robert Badinter, a inauguré le monument à Ludovic Trarieux.
Outre Robert Badinter, Daniel Mayer, président du Conseil Constitutionnel,
Roland Dumas, Ministre des affaires européennes, Jacques Chaban-Delmas, maire
de Bordeaux, le président de la Cour de Justice des Communautés européennes
représenté par M. Marco Darmon ont participé à
l'inauguration. Le monument a été installé sur le palier donnant accès aux
salons de l'Ordre dont il accueille les visiteurs. |
Zenani Bordeaux - 2 mars 1984 : Robert Badinter, Garde des Sceaux et le bâtonnier Bertrand Favreau après l'annonce de la création du Prix. prix.
27 avril 1985 - La remise du
Premier Prix au Palais de Justice de Bordeaux.
Un an après sa
création, le Premier Prix a été attribué le 27 mars 1985 à Nelson Mandela
alors emprisonné depuis 23 ans en Afrique du Sud. Il a été remis
officiellement à sa fille, Zenani Mandela, venue du
Swaziland pour recevoir le prix au nom de son père emprisonné, le 27 avril
1985, en présence de quarante bâtonniers venus d’Europe et d’Afrique. C’était
alors le premier prix qui lui était décerné en France et le premier dans le
monde par des confrères avocats. Cinq ans plus tard, le 11 février 1990,
Nelson Mandela était libéré. A partir de cette date, le prix a été de nouveau
attribué. |
Le Monument à Ludovic Trarieux - Palais de Justice de Bordeaux (1984)
|
En 1983, ceux qui devaient être les membres
fondateurs de l'IDHBB ont pris l'initiative de lancer une souscription en vue
de faire édifier au sein du Palais de Justice de Bordeaux, un monument dédié
à Ludovic Trarieux, qui était depuis sa mort
quatre-vingts ans plus tôt, oublié à Bordeaux. Outre le résultat de
souscription, l'érection du monument a été rendue possible grâce à une
dotation complémentaire de l'Ordre des Avocats en 1984 et à la générosité du
sculpteur Pierre Lagénie qui a accepté de modeler
les traits de Ludovic Trarieux dans son atelier de
La Varenne Saint Hilaire, près de Paris et d'en réaliser la fonte à la cire perdue.Le buste de bronze a été complété par des
parements de marbre. Une réplique en plâtre a été offerte, en
1988, par l'IDHBB au siège parisien de la Ligue des Droits de l'Homme où elle
orne le bureau du Président. |
Copyright ©1999 by B.F. and IDHBB. All rights reserved.
You may reproduce materials available at this site for
your own personal use and for non-commercial distribution. All copies must include the above copyright notice.