Cérémonie de Remise 

du XXVe Prix International des Droits de l’homme "Ludovic-Trarieux" 2020 

Mardi 28 septembre 2021 

Maison du Barreau PARIS 

 

Ebru et Barkin Timtik

XXVe Prix International des Droits de l’homme "Ludovic-Trarieux" 2020

25th Ludovic-Trarieux International-Human Rights Prize 2020

 

Lire aussi: L'HOMMAGE A EBRU & BARKIN TIMTIK

La cérémonie de Remise du XXVe Prix International des Droits de l’homme "Ludovic-Trarieux" 2020 s’est dérouléel le mardi 28 septembre 2021 à la Maison du Barreau PARIS, à l’occasion du Congrès de la Fédération des Barreaux d’Europe.

 

Discours de

Me Christophe PETTITI

Secrétaire général de l’Institut des droits de l’homme du Barreau de Paris

 

Nous sommes réunis pour la remise du Prix Ludovic Trarieux 2020 à Ebru et Barkin TIMTIK. Quelques mots sur le déroulé de cette cérémonie qui se tient à l’occasion du Congrès de la Fédération des Barreaux d’Europe ; Madame la Présidente Dominique ATTIAS ouvrira notre cérémonie. Elle sera suivie de l’hommage au Barreau de Port aux Princes, barreau de l’année 2020, Maître Thierry BONTINCK, du Barreau de Bruxelles, en fera l’éloge. Puis, nous aurons l’hommage des membres de la Convention du Prix Trarieux présents à la cérémonie. Monsieur le Bâtonnier Bertrand FAVREAU, Président du Jury, fera l’éloge de nos lauréats. Le Prix sera remis par Monsieur le Bâtonnier Jean-Marie BURGUBURU, Président de la Commission nationale consultative des droits de l’homme. Je vous rappelle que Me Ebru TIMTIK, condamnée en son absence à 13 ans et demi de prison, et après avoir entamé une grève de la faim pour obtenir un procès équitable, est morte le 27 août 2020. Sa sœur Me Barkin TIMTIK a été condamnée à 18 ans et 9 mois d’emprisonnement. Nos lauréats sont représentés à cette cérémonie.

L’Institut de formation en droits de l’homme du Barreau de Paris que je représente en ma qualité de secrétaire général, s’associe au message de félicitations et d’admiration qui sera présenté par le Président du Jury pour l’engagement professionnel de nos deux lauréates. Permettez-moi de vous exprimer quelques mots en ce sens :

 

Mesdames,

 

Je suis très heureux que ce prix vous soit décerné dans cet amphithéâtre dont le nom témoigne l’engagement du Barreau de Paris pour la défense à travers le monde, et je remercie monsieur le Vice-Bâtonnier désigné de représenter le Barreau de Paris. Barkin TIMTIK, nous vous adressons nos chaleureuses pensées à vous et à votre famille. Vous vous inscrivez toutes les deux dans la lignée des lauréats ayant reçu le Prix Ludovic Trarieux, depuis Nelson Mandela. 

Vous illustrez de nouveau l’engagement des avocats de la défense dans les pays qui, à travers le monde, ne s’inscrivent pas dans le respect des valeurs universelles de la Déclaration des droits de l’homme. Vos procès, vos condamnations, vos souffrances, que de nombreux autres avocats en Turquie subissent, nous rappellent, ce qui est toujours nécessaire, que les droits de la défense ne sont pas acquis définitivement, et que la démocratie requiert attention, vigilance et défense.

L’avocat est au cœur de la démocratie, il est la garantie que le procès est empreint de justice, et que la peine prononcée réponde aux règles du procès équitable. Pour cela, la défense doit être libre, et toutes les garanties de la Convention européenne des droits de l’homme doivent s’appliquer. 

La Turquie s’en est éloignée, elle s’est éloignée de nous, et pourtant elle n’est qu’à 2.255km de ce lieu, à 3 heures 20 de vol d’avion. Aujourd’hui, nous remettons ce Prix ici, à côté du Palais de Justice de l’Ile de la Cité, où le procès des attentats du 13 novembre 2015 se déroule. Ici, la défense s’organise conjointement avec la Cour d’appel, le Parquet général, l’Ordre des avocats, les avocats de la défense, les avocats des parties civiles. L’avocat est respecté dans son rôle et sa mission, et s’il tel n’est pas le cas, il peut s’en plaindre et revendiquer pour son client le respect de ses droits.

A Istanbul, l’avocat est associé à son client, poursuivi sur la base des mêmes qualifications pénales, et condamné. Le plein exercice de son métier constitue alors un risque pour sa sécurité, sa vie. C’est le rejet même de nos valeurs, de l’État de droit, et c’est la démocratie qui en pâtit.

Le Prix Ludovic Trarieux est là pour vous honorer, et vous apporter un peu d’aide. Il est également l’occasion de dire que les droits de l’hommisme sont un impératif, et les acteurs de ces derniers sont là simplement pour rappeler la fragilité de nos démocraties. Ces acteurs sont des lanceurs d’alerte, des vigies du respect de l’État de droit. Le procès équitable requiert un juge indépendant et impartial, un avocat libre et défendu. Le Prix Ludovic Trarieux a vocation modestement, même si ce n’est qu’un jour par an, à le rappeler à nous tous, avocats du quotidien, protégés dans l’exercice de notre métier. 

Mesdames, on vous a ôté pour toujours votre vie et votre liberté, alors nous sommes sans voix, émus et éblouis par votre courage.

 

 

Lire : L'HOMMAGE A EBRU & BARKIN TIMTIK


DISCOURS

de Madame Dominique ATTIAS

Ancienne vice-bâtonnière du barreau de PARIS,

Présidente de la Fédération des Barreaux d’Europe

 

« Sa mort est un meurtre » nous rappelle Ceren UYSAL son amie et consœur turque, responsable de l’association des avocats progressistes (CHD).

Ebru TIMTIK, sa fougue, son courage, son sourire, ses yeux si vifs soulignés par des sourcils volontaires. 

Elle est morte, portée en terre par douze de ses consœurs, pleurée par nous toutes et tous.

Ebru TIMTIK aimait tant la vie.

Férue de poésie et de musique zaza, revendiquant sa kurdité et aimant son pays, la Turquie.

Rien ni personne ne pouvait abattre cette icône de la lutte pour la défense des droits humains en Turquie.

Regardez-là crier à tue-tête « liberté » sur les marches de ce sinistre Palais de justice dont Staline aurait pu s’enorgueillir, un Palais de justice à l’image d’un dictateur.

Qu’est devenue la Turquie qu’Ebru aimait tant, pays de la douceur de vivre qui désormais s’éloigne de manière mortifère.

Pays qui maintenant ose affirmer que l’avocat d’un terroriste est un terroriste, la négation des principes prônés par les pays qui font partie du Conseil de l’Europe

Elle était la joie de vivre et le courage. C’est elle qui a assisté la famille de Berkin ELVAN, un adolescent mort en 2014 des suites de blessures reçues lors des manifestations antigouvernementales du Parc Gezi en 2013.

C’est elle qui était aussi aux côtés des familles après les massacres de civils kurdes à CIZRE en janvier 2016.

Rien ni personne y compris les nervis d’Erdogan ne faisaient peur à cette femme emblématique, Ebru TIMTIK, un roseau que rien ne pouvait faire plier.

Une fois de plus elle est allée au combat avec seize de ses confrères et consœurs dont sa sœur Barkin TIMTIK, pour assurer la défense de clients qualifiés de terroristes par les autorités turques.

Elle comparaissait avec sa sœur et ses compagnons de lutte le 10 septembre 2018 devant la 37e chambre pénale du Tribunal d’Istanbul au Palais de justice de Barkikoy lors du procès du CH2D2.

J’y étais.

Quelle joie lorsque j’ai appris à mon retour de Turquie que le 14 septembre 2018 ils avaient tous été libérés, mais quelle douche froide le lendemain, lorsque cette même chambre a décidé, après appel du Parquet, de replacer en détention douze des avocats libérés dont Ebru.

Après une parodie de procès, elle a été -le tribunal interrompant subitement les débats- condamnée à une lourde peine : treize ans et demi de prison et incarcérée le 20 juin 2019 à la suite de cette condamnation.

Qui aurait pu supposer à cette date-là qu’immanquablement, chaque jour de détention allait la rapprocher de sa mort ?

Elle était pour nous toutes et tous, invincible.

Le 3 janvier 2020, Ebru TIMTIK a entrepris une grève de la faim pour réclamer un procès équitable et notamment que ses voies de recours soient examinées.

Le 5 avril de la même année, elle a annoncé qu’elle transformait sa grève « en jeûne de la mort ».

Qui garde en mémoire son corps désormais minuscule et son grand sourire, dernière image d’elle.

Elle avait perdu trente kilos mais continuait à avoir foi en ses combats, irréductible Ebru !

Elle est morte, son cercueil recouvert d’œillets rouges.

Savaient-elles ses consœurs qui en Turquie l’ont portée à sa dernière demeure, que l’œillet est utilisé comme symbole de la lutte des femmes pour leurs droits ?

Ebru ne luttait pas pour ses droits mais pour les droits des autres, pour le droit à une vraie justice pour ses clients, le droit de vivre dans un pays libre.

La mort l’a emportée le 27 août 2020. Depuis nous la pleurons et l’honorons comme aujourd’hui.

Tous les Barreaux d’Europe, pour la première fois ensemble le 7 septembre 2020 à 12H, se sont arrêtés pour exprimer leur solidarité, pour penser à elle et dire que notre soutien aux avocats et avocates incarcérés ne faiblira pas.

Elle a tiré sa révérence et probablement sauvé notre confrère Aytac UNSAL qui était incarcéré avec elle en grève de la faim depuis 213 jours.

Il a été libéré par la Cour Suprême turque.

Un ultime cadeau d’Ebru.

Elle est là parmi nous et nous demande de continuer à lutter pour les vivants.

Voilà notre message aux tortionnaires.

La Fédération des Barreaux d’Europe, forte de ses 250 Barreaux du Conseil de l’Europe, continuera inlassablement à soutenir nos courageux confrères et consœurs injustement incarcérés tant en Turquie que de par le monde.

Jamais au grand jamais, quelques soient les longueurs des procès, les renvois ordonnés, quoi que fassent les fantoches à la tête de vos tribunaux, jamais les avocats du monde n’abandonneront.

Ebru sera à nos côtés quoique vous fassiez.

 

 

 

Discours de

M. le bâtonnier Bertrand FAVREAU

Président du Jury du Prix International des droits de l’homme Ludovic-Trarieux

 

[…]Faut-il demander l'impossible ? De nos jours, dans la confusion des valeurs, l’inflation des incriminations ? Faut-il accepter qu’en Europe, dans une des capitales de l'histoire éternelle d’un continent, il soit nécessaire aujourd'hui, de mettre sa liberté et plus encore sa vie, en péril pour avoir le droit de parler ? À toutes ces questions nous ne répondrons pas ? Nous ne désignerons même pas - une fois encore ? - la Turquie. Nous l’avons fait déjà tant de fois, il est vrai. Ici, ce n'est plus un pays qui est en cause, c’est un message qui s’impose et qui s’élève vers tous les avocats du monde. 

 

Elles étaient deux sœurs. Elles avaient toutes les deux, choisi ce que nous avons toujours préféré traduire par le « Bureau des droits du peuple », le célèbre HHB. La traduction reste incertaine, c’est plutôt le barreau des droits du peuple parce qu’elles avaient voulu défendre celles et ceux qui en avaient le plus besoin, les plus défavorisées, les plus visés, des victimes oubliées parce qu'elles étaient pauvres, précarisées, marginalisées, parce qu'elles étaient kurdes et donc ravalées au rang de ce que l'on appelle de façon si impropre, voire triviale, une « minorité ». On est toujours une minorité ou dans une minorité dès lors qu’à défaut de majorité, il y a un dominant et souvent un oppresseur. On ne peut qu’être mineur quand les autres affirment que vous ne comptez pas. Pourtant, les kurdes ne sont pas une minorité, les kurdes sont un peuple.

 

C’est au sein de ce HHB, que les deux sœurs ont œuvré d’une même foi et d’une même voix pour la même cause. Des deux, il est vrai, longtemps Barkin, par ce que la plus jeune, a pu paraître la plus enjouée, la plus dynamique ou la plus engagée, la plus audacieuse aussi… A de nombreuses reprises elle avait été arrêtée. Une nouvelle fois, en décembre 2016, à Esenyourt, on s’est emparé d’elle pour l’enfermer dans un fourgon de police. Elle parlait avec un client. Mais à ses amis du bureau du peuple, elle a voulu crier sa foi en la liberté à l’instant où elle perdait la sienne. Clamer sa certitude en la victoire, comme une exhortation régénératrice, un défi à toutes les autorités répressives du monde. « Je sais que nous allons gagner » leur a-t-elle lancé, avec son sourire inimitable et habité, alors qu'on l'emmenait vers la prison de Silivri. 

Elle a la voulu crier à ses amis combien elle était fière d’appartenir à leur groupe, d’être une parmi eux, partie indéfectible d’une cause indivisible. Leur dire aussi, au cœur des actes de haine qu’elle subissait - une nouvelle fois - combien plus que jamais elle les aimait, tous, ses amis du « Bureau du peuple » qui la voyaient partir attachée. Et son message s’adressait au-delà, à tous et à toutes, ces autres qui n’étaient pas présents, là et maintenant, mais qui souffraient dans la même lutte. « Je sais que nous allons gagner ! ». Et, à ses geôliers, elle a voulu signifier aussi, que c’est elle, et elle seule, qui était à cet instant, libre et animée d’un sentiment de victoire. Le sourire de Barkin dégageait un immense message de liberté et de vie.

 

Pour une raison inconnue, Ebru pouvait paraitre plus retenue, plus discrète, plus mesurée ou plus réfléchie. Mais qui la connaissait ne pouvait que savoir que son engagement n’en était que plus déterminé. Pour qui savait lire ce qu'elle laissait transparaître, sa froide résolution annonçait les prodromes du cours inéluctable de son destin. On le savait déjà. Ou on pouvait le savoir.

Depuis qu’elle avait défendu la famille de Berkin Elvan, cet adolescent de 15 ans mort en 2014, de la répression des manifestations du parc Gezi, elle avait compris qu’elle devait accepter de payer de sa liberté le droit de défendre. Enfermée, libérée, ré arrêtée, tel devait être son lot. Car nous entendons jusqu’ici, l’écho diffus de ses accusateurs : le sort des avocats du HHB est par avance scellé : ils doivent rester de façon irréfragable réputés être des « terroriste » qui ne pourront jamais apporter la démonstration contraire. 

Ce 17 juillet de 2017, illustrait davantage leurs destins jumeaux. Barkın et Ebru Timtik, avaient été toutes deux interpellées lors d’une conférence dont le seul objet était de présenter la défense de deux clients, deux enseignants, Nuriye Gülmen et Semih Özakça. Ils étaient en grève de la faim pour protester contre leur licenciement à Ankara par un décret, deux mois plutôt. Il s’agissait alors de les faire taire eux-aussi, déjà… et ils n’avaient pas conçu d’autres moyens de crier l’injustice qui les frappait, sinon en mettant leur vie en danger…Pour les deux sœurs, il ne s’agissait que d’une étape de plus dans sur le long chemin de leur persécution. 

Deux mois plus tard, le 12 septembre 2017, Ebru et sa jeune sœur Barkın, étaient réunies au sein d’une seule et même arrestation aux côtés de 15 autres avocats du ÇHD. La date n’avait pas été choisie au hasard. N’était-ce pas très exactement deux jours avant l’audience de jugement des deux enseignants grévistes ? Arrêter leurs avocats, les empêcher de les défendre, pouvoir les condamner, n’était-ce pas dès lors réduire au silence avocats et clients, non pas pour quarante-huit heures mais une fois pour toutes ?

Commençait alors pour les deux sœurs et leurs co-accusés un interminable et injuste procès. Il n’allait s’ouvrir que plus d'un an de détention après, le 10 septembre 2018, devant le tribunal d'Istanbul, au palais de justice de Bakırköy. Tous les avocats poursuivis avaient exprimé d’une seule voix un refus catégorique et définitif de ne pas être à l’audience que par l’intermédiaire du système de vidéoconférence, le fameux SEGBIS de sinistre application, que voulait leur imposer les juges prétexte "des frais de déplacement, de la longueur de la route et de la sécurité". Non, les accusés voulaient être présents physiquement devant les juges qui s’apprêtaient à les juger ! Le regard qui vous condamne, cela se soutient.

Confondue par cette résistance inattendue des avocats, la Chambre pénale du tribunal d'Istanbul n’avait eu d’autre issue que de faire amener les détenus devant elle. Mais, quatre jours plus tard, surprise ! Le 14 septembre 2018, sans autres prolégomènes, le tribunal avait ordonné la remise en liberté de tous les avocats présents devant lui. Tous ont été libérés. Pourtant, troublée par tant d’audace improbable ou par son équité retrouvée, le lendemain même, la même chambre ne résistait pas à un appel du Parquet et rendait à la prison 12 des 17 avocats libérés, avant de renvoyer l’affaire quant au fond. Six d’entre eux, dont Barkin, ont été ré-arrêtés. Les autres recherchés, au nombre desquels Ebru. 

Six mois après, le 18 mars 2019, le procès a repris. Nouvelle précipitation, nouvelle surprise. Cette fois ci deux jours après, interrompant à nouveau subitement les débats, la Chambre pénale décidée de condamner tous les avocats. Barkin et Ebru, ont payé le plus cher : Barkin, condamnée à 18 ans et 9 mois de prison pour « création et gestion d’une organisation terroriste ». Ebru, vouée à 13 ans et demi d’enfermement. 

Quelques mois plus tôt, Barkin avait fait partie des premiers « libérés ré-arrêtés ». Ebru, elle, guettée par un mandat d’arrêt, avait bénéficié de trois derniers mois de liberté et de clandestinité jusqu’à ce 20 juin 2019 fatidique, où arrêtée à son tour, à Istanbul, elle allait perdre à jamais la liberté. Restait alors pour elle l’ultime espérance des recours, mais pour les avocats du Bureau du peuple, les recours ne sont jamais utiles parce que même s’ils finissent par être examinés, ils ne le sont pas équitablement

Alors, pour obtenir un procès équitable de la justice turque, Ebru Timtik, n’a pas hésité. Au troisième jour de l’an 2020, elle a entrepris une grève de la faim dans laquelle elle a été rejointe 30 jours après par son confrère, Aytaç Ünsal. 62 jours plus tard, le 5 avril, alors que son appel n’avait reçu aucun écho, elle a transformé sa grève de la faim en un « jeûne de la mort ».

De cela, on connait les stigmates. Au bout de de 3 mois, le pouls s’affaiblit inexorablement avec seulement 40 battements par minute, et le cœur devient douloureux. L’organisme s’épuise en cherchant à dépenser toujours moins d’énergie et l’ensemble des fonctions ralentit et au premier chef, celles du cœur.

Le 28 avril, au 116e jour de la grève de la faim il était aussi le 23e jour du jeune de la mort, comme d’autres, nous avions lancé un nouvel appel d’appel un appel pluriel pour Ebru Timtik et Aytaç Ünsal: « NE LES LAISSONS PAS MOURIR EN PRISON. 

Cet appel, le 8 mai, au 127° jour de grève et au 33e jour du jeune de la mort, nous l’avons renouvelé alors que nous recevions de jour en jour, des informations glaçantes sur l’affaiblissement musculaire qui commençait à s’emparer de son corps rendant encore plus poignante la voix qui en appelait à un juste procès. Lors d’une nouvelle exhortation, au 163° jour, le 13 juin, nous avons compris que son appel ne serait pas entendu. Déjà ses forces avaient commencé à l’abandonner. Selon son avocat, elle commençait à ressentir aussi des douleurs du cou et des épaules.

 

Lors de notre nouvel appel, le 4 juillet 2020 après 184 jours (et 153 jours pour Ünsal), son état présentait des signes plus alarmants. Elle ne consommait plus que de l’eau sucrée, des infusions et des vitamines, elle ne pesait plus que 30 kilos. Une alimentation de substitution ne faisait plus  que retarder la sentence. Malgré l’évidence de la dégradation de son état de santé et un rapport médical sur le danger mortel de son maintien en prison, la justice restait sourde: les deux avocats ont été maintenus en milieu carcéral mais ont alors été transférés dans divers hôpitaux d’Istanbul. Pour une dernière étape…

Pourtant Ebru allait encore tenir plus de 50 jours, jusqu’aux 238ème. Chaque jour davantage en danger et chaque jour sous la menace en raison de la carence en protéines ajoutée à sa consommation d’eau. De troubles de la conscience en coma intermittents, chaque jour à la merci d’une infection à laquelle son organisme n'avait plus la moindre chance d’opposer une résistance.

 

L’« Institut de médecine légale », enfin consulté, a exprimé de toute la force de sa science, que les deux avocats étaient à n’en pas douter inaptes à l’emprisonnement. Mais la science intéresse-t-elle véritablement la justice quand celle-ci ne se résout pas à en être vraiment une ?

Le 14 août, la Cour constitutionnelle de Turquie désormais instruite des conclusions savantes qui établissaient au-delà de tout doute raisonnable que le seuil critique était désormais franchi, n’en avait cure. Ce jour-là, elle avait rejeté une demande de libération. Selon une motivation bien rodée, appartenant au florilège de l’évitement judiciaire, la Cour après avoir détourné le regard, a que le pouvoir observer qu’il « n’apparaissait pas d’éléments établissant un danger imminent pour leur vie ou leur intégrité morale » 

Pourquoi il est vrai, vouloir rechercher des apparences quand une âme agonise dans un corps qui s'éteint ? La décision de justice marquait une date, celle de ses certitudes. Elle enclenchait un sinistre compte à remords.

 

La mort est là, aux aguets, sur ses gardes, et se diffuse dans le ralentissement qui l’annonce et dans le renoncement du silence. Elle est là. Et 13 jours après la décision de la Cour à qui rien n’était apparu, le jour a diminué peu à peu et le songe a remplacé la lumière pâlissante de la vie. Ce 27 août 2020, à 21 heures 04 (heure de Turquie), le cœur d’Ebru Timtik a cessé de battre. C’était au 238e jour de sa grève de la faim, au 176e jour du jeune de la mort pour obtenir un procès équitable.

À la justice des hommes, elle avait lancé un défi, celui de la juger dans un juste et loyal débat. Affrontant ses juges les yeux dans les yeux, elle leur avait dit: la justice ou la mort. Jusqu’à son dernier instant, elle a eu le courage d’attendre la réponse.

Ebru est morte libre. Sa vie sacrifiée était un acte de foi dans le triomphe futur de la justice. Et sur ses lèvres glacées et à jamais muette, les compagnons des instants ultimes, ont cru lire : « Je sais que nous allons gagner ! », des mots qu’elles exprimaient en écho pour leur dire qu’il convenait de continuer sans relâche le combat pour une justice meilleure.

Quelques jours plus tard, le 15 septembre 2020, la Cour de cassation de Turquie confirmait les condamnations de 14 des avocats du ÇHD y compris celles d’Aytaç Ünsal, enfin libéré par le sacrifice d’Enru au jour 213 de sa propre grève. Avec une bienséance conforme à la rigueur implacable de la loi applicable, la Cour observait qu’il n’y avait pas à rendre de décision envers Ebru Timtik. « En raison de sa mort », a-t-elle précisé. Motivation qui demeurera à jamais incomplète ou tronquée au demeurant, dès lors qu’un membre de phrase en demeurera absent : «En raison de sa mort …pour tenter d’obtenir un procès équitable de ses juges ». Mais les constatations de droit n’ont pas à se laisser perturber par le malheur des êtres.

 

Et nous ? Nous l’avons aussi lâchement laissé mourir en prison. Son agonie, nous l'avons vécue dans notre confort, nous en avons scandé de semaines en semaines les étapes, dans des appels dérisoires et fanés, où jamais personne ne s'est impliqué à la hauteur de l'enjeu… Et nous, nous l’avons laissée mourir…

Nous. En Europe. En 2020. »

 

Le XXVème PRIX LUDOVIC TRARIEUX 2020

a été remis par

Monsieur le Bâtonnier Jean-Marie BURGUBURU

Ancien bâtonnier du barreau de PARIS,

Président de la Commission Nationale Consultative des Droits de l’Homme auprès du gouvernement français.