< Henri Burin des Roziers lauréat du Prix Ludovic Trarieux 2005

histoire du Prix

 

 

27 octobre 2005

 

Cérémonie de remise du Xème Prix International des Droits de l’Homme "LUDOVIC-TRARIEUX


dans l'Amphithéâtre Louis PETTITI de la Maison du Barreau à PARIS
à

Henri Burin des Roziers

 

par le Bâtonnier Jean-Marie BURGUBURU,

Bâtonnier de l’Ordre des Avocats à la Cour de Paris.

 

janvier

De g. à d. :

 

“L’hommage des avocats à un avocat ”

 

La Cérémonie de remise : (Cliquez sur le titre qui vous intéresse)


  1. Discours de M. le Bâtonnier Jean-Marie BURGUBURU, Bâtonnier de l'Ordre des avocats au barreau de Paris.

 

  1. Adresse de M. le bâtonnier Georges FLECHEUX, Président de l'Institut des Droits de l'Homme du Barreau de Paris

 

  1. Adresse de M. le bâtonnier Georges-Albert DAL  , Président de l'Institut des Droits de l'Homme du Barreau de Bruxelles

 

  1. Discours de Monsieur le Bâtonnier Bertrand FAVREAU, Président de l'IDHAE

 

  1. Remerciement de Monsieur Henri Burin des Roziers

 


 

 

Discours de

M. le Batonnier Jean-Marie BURGUBURU, Bâtonnier de l'Ordre des avocats au barreau de Paris.

 



(en cours d'installation)




















Discours de

M. le bâtonnier Georges FLECHEUX, Président de l'Institut des Droits de l'Homme du Barreau de Paris

 

 

 


(en cours d'installation)

















Discours de

Adresse de M. le bâtonnier Georges-Albert DAL, Président de l'Institut des Droits de l'Homme du Barreau de Bruxelles


(en cours d'installation)

















Monsieur le Bâtonnier Bertrand FAVREAU, Président de l'IDHAE

 

Monsieur le Juge à la Cour européenne des Droits de l’homme,

Monsieur le Procureur Général près la Cour de Cassation,

Monsieur le Premier Avocat général près la Cour de Cassation,

Mesdames et Messiers les Bâtonniers,

Mes Chers confrères,

 

Mon cher Confrère,

 

Vous ne souhaitez pas que l'on parle de vous. Vous avez dit que vous refusiez les éloges et que vous n’aimiez pas les récompenses. Combien de reportages, combien de compte-rendus ont déjà suscité, non pas votre colère bien sûr, mais votre irritation sourde ? La mémoire journalistique garde intacte le souvenir de vos réserves face à ces évocations qui privilégiaient votre personne au risque d'estomper le véritable enjeu de la cause.

 

Dévoué au service des autres, vous n'appréciez pas que l'on distingue votre action de ce qui est une oeuvre collective.

 

N'ayant – ce soir – nulle volonté de vous déplaire et nulle volonté de trahir le sens de votre message, je m'efforcerai de mon mieux de respecter ce qui est votre souhait. Et si un instant, çà ou là, je faillis, je vous en demande par avance pardon.

 

Votre souhait pourra être en grande partie exaucé puisque le prix que l'on veut vous remettre, ici, ce soir, par sa nature ou son objet, a toujours vocation à dépasser l'admirable figure de celui qui en reçoit nominalement l'hommage.

 

Il le proclame lui-même, dans ce qui est devenu sa maxime, telles que les hautes personnalités judiciaires, religieuses, civiles et politiques - qui sont ici et particulièrement tous nos confrères d'au-delà de nos frontières, que nous saluons en cet instant et remercions intensément d'être venues pour honorer cette manifestation -  ont pu la lire, comme il est de coutume depuis vingt ans, sur l'invitation personnelle qui leur a été adressée.

 

Non, il ne s'agit pas seulement de la cause isolée d'un homme – qui pourtant justifierait à elle-seule amplement cette attribution – mais derrière cette cause, du droit, de la justice et de l'humanité.

 

Et dès lors que cette trilogie indissociable se trouve illustrée dans l'action, l’œuvre et la vie d'un avocat, c'est toujours un grand honneur que consent le lauréat en acceptant ce prix … si profondément laïc.

 

Plus particulièrement, cette soirée, est pour nous l'occasion d'un ressourcement.

 

Il est un retour aux origines d'une vocation en nous offrant un grand exemple à méditer.

 

Il puise ses références aux racines de notre profession, nous Avocats européens, dont la robe et le rabat atteste l'origine ecclésiastique.

 

Il lui redonne surtout un sens.

 

Nous sommes bien en présence d'une rencontre du droit, de la justice et de l'humanité avec ses principes fondateurs.

 

Non pas seulement parce que nous accueillons un grand juriste, qui fut l'aumônier des étudiants en droit de Paris, le directeur du Centre Saint Yves, ou celui qui a défendu devant la justice, en habit de dominicain, les fameux " Katangais " de mai 68,

davantage parce qu'il a choisi de partager la vie des plus défavorisés dans le travail temporaire ou la manutention du textile au cœur du Jura, de lutter à côté des chômeurs et des immigrés en tant que travailleur social en Haute-Savoie pour mieux protéger le droit au logement des travailleurs étrangers,

surtout parce que cette rencontre avec l'exclusion, ne lui a inspiré dans la durée qu'un sentiment : les défendre.

 

Illustrant ici – mais c'est aussi l'objet de ce prix – cette idée qu’être avocat n'est pas une profession mais une mission et pas davantage un état mais un état d'esprit.

 

Parallèlement à une vocation qui habite l'être entier, il pourrait, certes, paraître naturel à chacun que l'on devienne un défenseur lorsqu'on porte un nom révéré, en France et au-delà, qui conjugue pour les temps Honneur et Patrie et rime avec résistance, et que l'on a fait de surcroît les études de droit les plus accomplies dans les universités juridiques les plus illustres d’Europe et conquis les diplômes les plus élevés.

 

Mais, il se trouve que cette première défense des exclus en annonçait une autre : comme le prélude à l’engagement d’une vie au secours de ceux qui depuis quelques cinq cents ans, ne connaissent que cette réalité originelle : exclusion, extermination, esclavage.

 

 

« Terre ! » C'est un cri, presque un phonème, un mot qui dans sa brièveté résume et épuise tout ce que l’on peut dire ici ce soir.

 

C'est le cri fameux de la "voix en haut de la hune " du Christophe Colomb de Claudel. C'est sans doute aussi le cri lancé par les matelots de Cabral, en 1500, à la vue de ce sol auquel on allait donner le nom d’un arbre, le Brésil.

 

A moins que cela n’ait été, d’abord, celui de Vicente Pinzon aux abords de l'Amazone ou de tout autre découvreur apocryphe du Brésil, que nous n'avons pas à rechercher.

 

Par ce mot, qui annonce la première mondialisation - celle du XVIéme siècle – commence, en l’an 1500, l'appropriation du sol du sol des autres, première étape de l'exclusion systématique par les nouveaux arrivants.

 

« Terre ! » Le mot qui marque 500 ans de lutte contre l'oppression, 500 ans de lutte pour la terre.

 

C’est la première étape de l’esclavage : ils n’avaient pas d’âme, mais ils avaient des bras et des jambes. Puis de l'extermination qui fut le lot quotidien des indiens du Brésil, eux qui étaient six millions en 1500 et qui ne sont plus que 300.000 aujourd'hui. Mille groupes d'indigènes à jamais anéantis après avoir été dépossédés.

 

Rien ne les différencie véritablement aujourd'hui des arrivants successifs, des esclaves des siècles suivants, arrachés aux côtes d'Angola ou du Golfe de Guinée. Un enchaînement, à tous les sens du terme, inéluctable : « Après s’être repu d’or, le monde eut faim de sucre, mais le sucre consommait lui-même des esclaves », ainsi que l’écrit Lévy Strauss, avec un bonheur de plume qui accuse davantage le malheur des êtres.

 

Choisissant elle-même de diviser cette terre, « luxuriante et vierge, [d’]une richesse immense », un véritable monde offrant, selon Stefan Zweig, de « l’espace pour 300, 400, 500 millions d’hommes »,  en grandes propriétés - les capitaineries héréditaires -, la couronne portugaise a créé dés l’origine les fazendas. Face aux fazendeiros, indiens, paysans, sont ceux qui n'ont que leurs bras, doivent travailleur sans relâche, sans jamais avoir l'espoir de posséder.

 

Ces hommes, ces « damnés de la terre », en France, avant la Révolution, on les appelait les brassiers. Au Brésil, se sont les posseiros. Ceux qui n’ont rien.

 

Et pour eux, aujourd’hui, rien n’a vraiment changé. Ils sont les descendants en misère de tous les orpailleurs, des saigneurs d'hévéas, héritiers des spoliés de toutes les plantations de canne à sucre et de café ou bien encore de celles de cacao, chères aux romans de Jorge Amado.

 

Certes, l'extermination des siècles précédents a cessé. Et il s’agit d’un nouvel esclavage. Les « bandeirantes » ne mènent plus leur chevauchée frénétique, précédés de leurs funestes oriflammes éponymes, ils ne remontent plus le cours des fleuves et des rivières, pour ces safaris d'un autre âge où ils s'agissait de traquer des hommes, de les refouler de leurs terres et de les capturer pour les vendre comme esclaves sur la côte aux planteurs et aux éleveurs...

 

Mais les « paulistes » du 17ème siècle. n’était qu’un instant d’une chevauchée, qui avait commencée avant eux et qui sous d’autres formes n’était pas prête de finir.

 

Le « sans terre » d'aujourd'hui est traqué par les recruteurs, qui remplissent leurs camions bennes d’hommes contre la promesse d'une richesse future, pour en faire des esclaves à jamais. Et l’on tue toujours au Brésil. S'il se rebelle, il peut être inexorablement abattu par des pistoleiros, ces tueurs à gage, assurés de l'impunité.

 

« L’indien c’est la terre… » dira un programme gouvernemental de 1991… Faut-il dés lors s’étonner aujourd’hui de voir si souvent indiens et sans terre se retrouver côte à côte, solidaires dans les mêmes luttes ? Faut-il s’étonner de ce que toute l’histoire du Brésil soit scandée de révoltes paysannes, de manifestations pacifiques et de répressions violentes ? Puisque tout avait commencé par la violence.

 

Si le Brésil, ne connaît pas, contrairement à l’Espagne, sa « légende noire », si l’on pense d’abord au Brésil de Candido Randon, lui-même d’origine bororo , pacificateur et créateur du Service de protection des Indiens, dont la maxime est demeurée justement célèbre : « Mourir s’il le faut mais ne jamais tuer », concédons que le premier geste du premier arrivé, Vincente Pinzon, sur la cote de l’Amaba, en 1499, fut de capturer trente six indiens pour les emmener comme esclave en Europe.

 

Il y a un Brésil de la violence. En avril 1996, dans l’Etat du Para,  4 500 paysans sans terre ont pris la route pour Belem. La redistribution des terres se faisaient attendre et ils demandaient aux autorités l’expropriation de la fazenda Macaxeira, qu’ils occupaient depuis un mois. Ils marchèrent pendant une semaine, le jour ou de nuit, quand la chaleur était insupportable. Les occupations connotent la légitime impatience et leur expédition, à eux, n’était pas une charge, mais une marche silencieuse et pacifique, encadrée par les seuls étendards rouges du Mouvement des Sans Terre.

 

Dans leur cheminement vers l’espérance, le 17 avril, ils parvinrent jusqu’à Eldorado do Carajas. Mais le bureau du gouverneur, à Belém, a donné l’ordre de dégager la route. A la morgue l’hôpital de Curionopolis, on retrouva les cadavres de dix-neuf paysans sans terre. 69 autres étaient gravement blessés et deux allaient bientôt mourir de leurs blessures. Les autopsies ont démontré que tous avaient été tués par des balles dans la tête. A bout portant.

 

 Pour les responsables de ces crimes, qu’il s’agisse d’hommes de main à la solde des fazendeiros ou de membres de la police militaire, l’impunité est totale.

 

Par bravade, quelques mois plus tard, en août 1996, les fazendeiros du Para faisaient défiler leurs escadrons de pistoleiros dans les rues de Maraba et détruisait le monument que l’architecte de Brasilia, Oscar Niemeyer, venait d’édifier pieusement à la mémoire des victimes du massacre d’Eldorado do Carajas

 

Qu’il n’y ait pas de méprise : le Brésil est et demeure un grand et beau pays. Il a même des générosités que beaucoup d’autres ne savent pas prodiguer. C’est aussi “ la terre de la grande chance ” selon Blaise Cendrars, parti pour fuir ce qu’il appelait cette “ toujours vieille Europe », c’est la « terre d'avenir » et plus qu’un pays, un continent à lui seul, pour Zweig qui s’y donna la mort sans avoir pu répondre à la question qui le taraudait : : « Comment les hommes peuvent-ils arriver à vivre en paix sur la terre en dépit de toutes les différences de races, de classes, de couleurs, de religions et de convictions ? ». C’est la « terre d'espérance », pour Bernanos, parti « pour cuver sa honte », quarante ans plus tôt, dans l’année de Munich, et qui cherchant le Paraguay, y avait trouve le chemin de la Croix des Ames. Mais il y a une tache : il y règne « Impunité générale ", " corruption ", " violence inimaginable ", " cruauté ". Pour beaucoup, c'est la terre à laquelle on accède jamais. Et les lois, les réformes ou les constitutions successives n’y ont rien fait. Y compris les textes, les proclamations et les engagements les plus récents : améliorations d’un instant, dont des pesanteurs foncières ancestrales empêchent toute application effective.

 

Partir pour le Brésil, en 1978, c'était un acte de foi et de courage. C’était une volonté et non un hasard. Retrouver et aider ces autres exclus de la terre. Une continuation, en quelque sorte.

 

En tout temps, même il y a 500 ans, l'exclusion, l'esclavage, ont révulsé la conscience…

 

Et tout cela est bien né de la révolte ou de la conversion d'un de ceux qui s’étaient les premiers, appropriés ces terres qui ne leur appartenaient pas, d'un ancien encomandero.

 

Evidemment, – le parallèle a souvent été suggéré, mais peut on s’empêcher d’y revenir inlassablement– c'est d'un autre dominicain dont je veux parler : Bartholomé de las Casas, qui après y avoir sacrifié, a refusé la propriété des terres et des hommes qu'on lui avait donnée, qui a libéré les indiens, refusé l' « encomienda », rejeté le droit de mort envers ceux que l’on ne considérait alors même pas comme des sous-hommes, ce qu'il appelait pudiquement "la destruction des Indes", et que l'on qualifie parfois – à tort ou à raison – d'un mot tabou au Brésil : génocide.

 

 Assurément, Bartholomé de las Casas avait entendu le sermon d'un autre dominicain, Antonio de Montesinos, le troisième dimanche de l'avant de 1511, puisque c’est lui qui nous l’a révélé dans son Histoire des Indes : « Dites-moi, quel droit et quelle justice vous autorisent à maintenir les Indiens dans une aussi affreuse servitude ? Au nom de quelle autorité avez-vous engagé de si détestables guerres contre ces peuples qui vivaient dans leurs terres d'une manière douce et pacifique… »  Nommé dès 1516, "procurateur" - c’est à dire défenseur- des Indiens, il a voulu transformer la "terre de guerre" en ce qu'il appelait « la terre de vraie paix ».

 

Dans son Traité sur l'esclavage, il a écrit : "Corrolaire 1er : sa Majesté est obligée de commandement divin, de faire mettre en liberté tous les indiens que les espagnols maintiennent en esclavage".

 

Bolivar l'a appelé "l'apôtre de l'Amérique". José Marti a fait son éloge. Sa statue orne les abords de la cathédrale de Mexico et, en 1979, 400.000 Zapotèques se sont rendus à Puebla pour demander au Pape Jean-Paul II la canonisation de celui qu’ils appelaient « le premier défenseur des droits de l'homme en Amérique Latine et des Indiens.."

 

Il y a dans ce refus un des actes fondateurs de ce que nous appelons aujourd'hui les droits humains. L'historien mexicain, Justo Serra, a dit de lui : "Il a un autel dans le cœur de chaque américain ".

 

Bien avant les enseignements humanitaires que tirait Las Casas de son expérience amère mais sublimée, à l'Université de Salamanque, un autre dominicain, qui lui ne fut jamais colon, s'était interrogé sur les droits et les devoirs des hommes envers les peuples des territoire de ce qui aller s’appeler désormais l'Amérique.

 

Et dans la filiation intellectuelle des discours sur la loi naturelle de Saint Thomas d'Aquin, qui avait déjà réconcilié la religion et la raison, Francisco de Vitoria a alors, le premier, lui aussi, dit que les conquérants ne disposaient d'aucun titre légitime pour occuper ces terres parce qu’elles avaient avant leur arrivée déjà un maître.

 

Il fut le premier qui osa dénier toute valeur aux fameuses « bulles de donation » d'Alexandre VI pour la possession des terres découvertes car les indiens d'Amérique avaient de manière légitime leurs institutions, leurs droits et leurs propriétés : "Ce que la raison naturelle a établi entre tous les hommes, cela s'appelle le droit des gens". C'était en 1539.

 

Certes, il y avait l’homme, mais derrière l'affirmation de l'égalité des droits et des devoirs de tous les hommes et de leur vocation à la liberté, s’inscrivait en filigrane, le droit à leur terre.

 

Las Casas… premier défenseur des droits de l'homme sur le terrain, Vitoria, fondateur du droit international, mis à jour par Grotius peut être, auxquels les siècles successifs viendraient se ressourcer sans cesse mais sans pouvoir les égaler. Et s’il est toujours possible de se référer à d'autres sources, - évoquer Héraclite, Aristote ou Cicéron, - il nous est agréable, ce soir, de ne retenir de celles-là.

 

Vitoria… Las Casas… Aux origines d’un mouvement continu qui, sans jamais renier ses racines et, toutes choses inégales par ailleurs, conduisait à un autre enchaînement - qui libère celui là - du droit naturel au droit positif : la déclaration Universelle des droits de l’homme en 1945 mais aussi ce qui devait être, un jour, la justice internationale de Nuremberg à Tokyo ou plus encore à La Haye, multiples manières…. Et toutes formations confondues.

 

Il y a un dominicain dans le cœur de chaque Américain.

 

Alors, dès lors que l'on partage la souffrance quotidienne de ceux qui n'ont droit à rien, comment leur rendre leurs droits.

 

Comment leur rendre cette humanité profonde qui leur est refusée dans l'exercice de leurs droits fondamentaux, sinon par le recours au droit.

 

Dans un ouvrage rédigé, en exil à New York, en 1942, Jacques Maritain écrivait, en lançant une nouvelle condamnation de tout esclavage au nom du droit naturel, : "La difficulté pour la pensée est d'être aussi hardie pour comprendre, que l'évènement pour frapper".

 

Face aux souffrances des « sans terre » du Brésil, de tous les spoliés, cette pensée hardie existait depuis longtemps déjà.

 

S’adressant aux catholiques du Brésil, en 1941, Bernanos vitupéraient déjà ceux qui croyaient – je le cite mot à mot - : « que le Christ est mort uniquement pour la sécurité des propriétaires, le prestige des hauts fonctionnaires et la stabilité des gouvernements ». Sous l’influence d’éminents représentants de la théologie de la libération qui n’ont cessé de recenser et dénoncer les crimes commis contre les paysans, en 1973, les évêques du Nordeste ont lancé leur célèbre déclaration : « J’ai entendu la clameur de mon peuple ».

 

Et, en 1975 a été créée la Commission pastorale de la terre (CPT), pour apporter son soutien aux luttes paysannes et coordonner les luttes qui se développent isolément aux quatre coins du pays. C’est d’elle qu’est née, en 1984, le Mouvement des travailleurs ruraux sans terre,  porte-parole de la paysannerie brésilienne dans sa lutte pour la réforme agraire.

 

Pour ce mener combat, un homme a choisi la voie du droit,  et de devenir – on a presque envie de dire redevenir –avocat, dans l’état du Para, en 1984. Celui qui n’a pas le pouvoir de rendre la terre aux sans terre peut d’abord redonner l’espérance du droit aux sans-droit. En 1984, on connaît le sort réservé aux avocats qui les défendent. Deux ans plus tôt, à Maraba, Gabriel Sales Pimenta, à 27 ans, avait payé de sa vie cet engagement.

 

Et ce prix, vous le savez, veut honorer en vous l'avocat, le membre de l'Ordre des Avocats du Brésil, titulaire de la carte n° 6053-A, celui qui chaque jour œuvre par le droit pour les droits de ceux à qui on les dénie, qui forme, prépare, anime, galvanise des équipes d’avocats dans le quartier général du droit de Xinguara, arpenter sans relâche et sans fatigue les centaines kilomètres de Xinguara et au-delà.

 

Un travail, en communion de toutes les heures, pour l'accès à la justice dans toute la force de son acception, pour l'égalité devant la loi et la fin de l'impunité. Forcer les tribunaux à se montrer indépendants et impartiaux sans que rien n'en entrave l'accès ou ne restreigne leur compétence, obtenir un débat véritable et un combat à armes égales,  apprendre à un fonctionnaire de justice ce que doit être un vrai juge, et enfin instaurer un droit à une décision effectivement rendue et dûment exécutée.

 

Pour cela, il a fallu des années de pédagogie et de patience. Des enquêtes minutieuses, des recherches inlassables pour dénoncer et combattre l’impunité systématiques des assassins des travailleurs ruraux et des instigateurs. Dix huit ans après celui de Joao Canuto de Oliveira, en 1985, le premier président du syndicat des paysans de la commune de Rio Maria. Neuf années après l’assassinat en février 1991 de, son successeur,  Expedito Ribeiro de Souza. Et cette fois ce n’était pas les hommes de main mais les commanditaires que l’on a jugé. Leur condamnation, l’une des premières qui ait jamais été prononcée dans le sud de l’État du Pará, a été saluée comme une avancée capitale dans la lutte contre l’impunité. Malgré l’importance de la peine, ils ont été laissés en liberté

 

Pour cette action, vous ne serez jamais ni assez remercié, ni suffisamment honoré comme un symbole vivant et pluriel.

 

Elle nous rappelle que les droits de l’homme sont non seulement inaliénables et imprescriptibles, mais aussi indivisibles et interdépendants, car ils sont universels. Cela nous le savions sans doute – théoriquement - depuis la conférence de Vienne en 1993. Mais évoquer ici, ce que peuvent endurer ceux qui se battent quotidiennement pour leur conquête, c’est rappeler davantage qu’il n’y a pas de droits de l’homme sans reconnaissance et protection effective des droits économiques et sociaux.

 

Il y a un autre symbole plus évident encore. C’est que les droits de l’homme n’appartiennent à personne. Chacun peut les revendiquer à condition de les respecter et de les défendre, mais nul ne peut se les approprier, les confisquer ou les prendre en otage. Et  nous honorons ce soir un de ses plus grands serviteurs.

 

Sans doute l’action a-t-elle été exercée à titre collectif, sans doute ce fut le rôle de la Commission Pastorale de la Paix qui, par son travail d'information et de coordination, a donné naissance au mouvement des sans terre. Les mouvements lancent des manifestes et des slogans, mais c’est toujours un homme qui s’expose au premier rang.

 

Et, il fallait de la force d’âme pour s'attaquer sur place au pouvoir véritable, celui des fazendeiros et de leurs bras armés, afin de démontrer pour mieux les dénoncer les violences et les tortures policières, pour combattre le travail-esclave….

 

Il fallait un homme pour répondre à un juge qui accusait publiquement à l’audience, l'un de ces paysans de « sentir mauvais » : " Mes clients sont mal vêtus. Ils ont les mains calleuses, travaillent dur et n'achètent pas de parfum pour ne pas retirer du pain de la bouche de leurs enfants, mais ils sentent le parfum de l'honnêteté, du travail, de la vérité. Ce sont des fils du Dieu Père, ses préférés…’

 

Et, il fallait accepter d'en payer le prix.

 

Il fallait du courage pour subir les entreprises de diffamation les plus diverses, allant même jusqu'à la mise en accusation et aux poursuites, sous les prétextes les plus outranciers : incitation au crime, formation de bande, et insultes à autorité, autant de véritables persécutions…

 

Il fallait aussi accepter de voir sa tête mise à prix, c'est-à-dire d’être ce que l’on appelle un « marcado para morrer », un « désigné pour mourir » ou plutôt un marqué pour la mort, et de vivre chaque heure dans l'incertitude ou dans l'attente de l’œuvre homicide de celui qui voudrait toucher son salaire.

 

La menace est ancienne.. Elle n'est pas unique. Certains au cours des mois et des ans auraient pu avoir l'insouciance de la croire banale.

 

Pourtant, le 12 février 2005, la réalité s'en est faite évidente.

 

Les êtres de peu de foi qui doutaient de l’enjeu vital, ont pu réaliser, une fois pour toutes, leur manque de discernement.

 

Ce jour la, la balle a frappé Dorothy Stang, pour laquelle nous devons avoir une pensée ce soir. Elle aussi, elle était une religieuse. Américaine, elle aspirait, à 73 ans,  à continuer sa mission : défendre les sans terre du Brésil.

 

Mais sa tête était mise à prix et des meurtriers étaient impatients de toucher leurs gages.

 

Et chacun a compris, au Brésil et ailleurs, que ce n'était pas un hasard mais un avertissement. Que celui dont la tête était prisée plus haut encore, et pour un montant qui rend si dérisoire – veuillez nous en pardonner – la dotation de notre modeste prix, celui-là….était le suivant sur la liste. Et que les stipendiés auraient droit à un doublement du subside.

 

Lorsque l'on en vient sciemment à offrir ainsi sa vie en otage, en bouclier ou en sacrifice, pour la cause des autres, en disant simplement- : Je n’ai pas peur de mourir ce qui compte c’est de se battre pour une cause juste. Et cette cause et juste ». Cette cause, c’est bien d’elle qu’il s’agit et nous la connaissons bien…

 

On ne peut ni définir ni commenter. Les mots viennent à manquer et le discours doit cesser. Se taire avec l’humilité honteuse de ceux qui ne risquent rien et ont si peu de choses à offrir…Nous.

 

Seul vient alors peut être à l’esprit le mot de Malraux : "le héros est celui qui va risquer sa vie pour l'idée qu'il a de lui-même". Mais comment définir alors, celui qui la risque : "pour l'idée qu'il a des autres"... ?

 

Car, puis-je dire, - maintenant seulement, après avoir si longtemps respecté mon engagement de ne pas parler de vous et l’avoir tenu, ou presque -, puis-je dire mon cher Confrère, qu'au cœur de ce travail collectif, où il y a le labeur et le courage de tous les autres, il y a cependant un homme qui a défendu cette cause, accepté tout cela, au mépris de sa sécurité, de sa vie, et puis-je ajouter que nous croyons qu'un jour tout le monde comprendra, quand tout cela aura cessé dans le Brésil que nous aimons, pour ne plus jamais recommencer, qu'il y aura un dominicain dans le cœur de chaque brésilien ? Et que ce dominicain est un avocat. Et que cet avocat, c’est vous.

 

Bertrand FAVREAU

PARIS 27 octobre 2005

 


 

 

 

Discours de M. Henri Burin des Roziers,

Lauréat du Prix Ludovic-Trarieux 2005

janvier

 

Mr. Le Bâtonnier de l’Ordre des Avocats  à la Cour d’Appel  de Paris,

Mr. le Président de l’Institut de Formation en Droits de l’Homme du Barreau de Paris,

Mrs les Présidents de l’Institut des Droits de l’Homme des Barreaux de Bordeaux, de Bruxelles, des Avocats Européens,

 

     C’est évidemment avec émotion et étonnement que j’ai appris le 24 mai 2005 par Maître Brigitte Azema-Peyret, puis par la lettre officielle du Président de l’Institut des Droits de l’Homme des Avocats Européens, le Batõnier Bertrand Favreau, que le prestigieux Prix International des Droits de l’Homme, Ludovic Trarieux, m’avait été décerné.

     Emotion et  étonnement à cause du caractère prestigieux de ce prix, dont le premier lauréat a été Nelson Mandela, prix  pour lequel j’ai été élu et que je reçois aujourd’hui.

Emotion aussi parce que j’avais su par Maître Brigitte Azema-Peyret qu’en 2003 ce même prix avait été décerné à titre posthume à l’avocate mexicaine Digna Ochoa. Je connaissais Digna Ochoa. Nous avions participé ensemble en 1996 à un séminaire au Brésil de religieux et religieuses dominicains et de membres de la famille dominicaine de toute l’Amérique Latine avec la présence du Maître Général de l’Ordre, à l’époque le le Frère Timothy Radcliffe, réfléchissant sur le thème : « Dominicain et Juriste », comment l’espace du droit, du combat juridique, est fondamental dans les  luttes  des mouvements populaires en Amérique Latine, en particuleir des paysans, et comment la présence des dominicains dans cet espace est conforme à la Mission de l’Ordre et de la vocation dominicaine. Deux grandes figures dominicaines stimulèrent notre réflexion : celle de l’extraordinaire  prophète, théologien et juriste Bartholomeu de Las Casas, au XVI ème siècle, défenseur infatigable des Indiens, fondateur avec son contemporain et frère dominicain, le grand juriste Vitória,  du Droit International et précurseur, pourrait-on dire, avec lui,  et plus tard avec Ludovic Trarieux, de la Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. L’autre figure était celle du Père Bernard Rettenbach, qui après avoir occupé pendant plusieurs années les plus hautes charges de la Province dominiciane de France, était devenu avocat, membre du Barreau de la Cour des Hauts de Seine, et spécialiste du droit de la nationalité pour défendre inlassablement  avec le Gisti et comme membre du cabinet de son ancien étudiant du Centre Saint Yves et ami,  Maître Régis Waquet, les droits au respect,  à la dignité, à l’accueil des travailleurs immigrés et de leurs familles en France. Mission qu’il a accompli jusqu’à sa mort l’année dernière. Beaucoup de vous présents ici l’ont connu. Beaucoup, y compris Conseillers et Avocats  à la Cour de Cassation, comme le Conseiller Olivier Guérin et l’Avocat Général Louis Joinet, présents dans cette Assemblée, pourraient témoigner combien le Père Rettenbach nous a aidés à porter un autre regard sur l’homme, la Justice, le Droit. 

     Digna Ochoa, à l’époque religieuse dominicaine, était là à ce séminaire, bouleversante par  son témoignage de dignité, de courage, de fermeté, au service des persécutés politiques mexicains, les indiens du Mouvement Zapatiste et ceux qui les appuient. Elle était déjà très menacée et elle a été assassinée dans son cabinet à Mexico, en 2001. Elle avait 37 ans.

     Recevoir le même prix Ludovic Trarieux que Digna Ochoa m’émeut profondément.

 

  

 

    Sur la page de couverture du dossier de ce Prix International des Droits de l’Homme, il y a cette très importante phrase de Ludovic Trarieux : « Ce n’était pas seulement d’ailleurs la cause isolée d’un homme qui était à défendre, c’était derrière cette cause le Droit, la Justice, l’Humanité.» C’est le sens de ce prestigieux prix. Ce n’est pas l’homme ou la femme, l’avocat ou l’avocate qui le reçoit qui est important, c’est la cause qu’il défend, quand elle est celle du Droit, de la Justice , de l’Humanité.

C’est pour cette raison que je reçois avec tranquilité, simplicité et j’espère humilité, ce prestigieux prix.

     L’important aujourd’hui, ce qui est en honneur, objet d’un hommage, ce n’est pas ma cause, c’est la cause de la lutte des petits paysans au Brésil, des sans terre, des travailleurs ruraux en situation d’esclavage, du combat contre l’impunité de ceux qui tuent ou font tuer ces travailleurs ruraux pour défendre leur supposé droit de propriété  et leurs profits. C’est de toute évidence la cause du Droit, de la Justice et de l’Humanité.

 

     C’est la cause de dizaines de milliers de familles qui campent, depuis parfois des années sous des bâches, au bord des routes et au bord d’immenses propriétés rurales de 10.000, 50.000, 100.000 hectares, attendant une problématique expropriation de ces terre par le gouvernement, promise et très rarement réalisée. Les supposés propriétaires, très souvent porteurs de titres frauduleux, s’enrichissant de la sueur de  centaines, de milliers de travailleurs saisonniers, trompés, pas payés, humiliés, vivant dans des conditions d’hygiène, de logement, d’alimentation, de travail, misérables et dangereuses, menacés de mort et tués s’ils s’enfuient. Ana de Souza Pinto de notre équipe de la Commission  Pastorale de la Terre et le frère dominicain Jean Raguénès, membre également de la Commission , ici présents, sont témoins directs de cela. Le frère dominicain français Xavier Plassat, de la Coordénation de la Campagne Nationale de la Commission Pastorale de la Terre  contre le Travail Esclave, également.

 

     Ce prix c’est l’hommage à la mémoire de ces 446 travailleurs ruraux assassinés pour la lutte pour la terre dans notre État du Pará de 1986 a 2005, dont 14 déjà cette année, c’est l’hommage à la mémoire de ces deux avocats de la Comission Pastorale de la Terre que j’ai connus, avec qui j’ai travaillé, Gabriel Pimenta et Paulo Fontelles et qu’ils ont assassinés en 1982 et 1987, crimes encore  impunis. Hommage à la mémoire des syndicalistes paysans  de Rio Maria, João Canuto et ses deux fils et Expedito Ribeiro de Souza, assassinés en 1985, 90 et 91, dont les assassins condamnés après des années de procès, sont en fuite.   Hommage à la mémoire du Père Josimo Tavares, Coordenateur des équipes de la CPT de notre région, assassiné en 1986.  Ce prix c’est tout spécialement aussi  l’hommage à la Soeur Dorothy Stang, missionaire américaine de 73 années, assassinée le 12 février de cette année, dans notre État du Pará.

 

     Ce prix c’est l’hommage à ces dizaines de jeunes avocats de la CPT, du Mouvement des Sans Terre, à ces centaines de militants syndicaux, des mouvements populaires, de la CPT qui se dédient inconditionnellement à la cause des petits paysans, du droit à la terre, à une vie digne. C’est l’hommage aussi à ces héroiques leaders des peuples indigènes du Brésil qui luttent pour leurs terres ancestrales, ces réserves indigènes, sans cesse menacées, envahies, réduites.  C’est l’hommage à ces 29 menacés de mort de l’Etat du Pará, hommes et femmes, dont certains risquent beaucoup plus que moi.

 

   

 

      Cette cause c’est la cause d’un autre modèle de développement agricole pour ce riche et immense pays, qui dispose de tant de terres, celui de l’agriculture familiale, de l’agriculture camponesa.  Le modèle   qui prédomine actuellement, de l’agro-négoce, comme on l’appelle au Brésil, favorise, de manière sauvage et incontrôlée, la concentration des terres, le vol des terres, en particulier des terres indigène, la pratique du travail esclave  en vue de la grande production d’exportation, de bétail, de soja, qui polluie et détruit la nature, la forêt, les campagnes, les fleuves et rivières, déboisant chaque année des dizines de milliers de kms2 (cette année plus de 20.000 kms2) pour créer toujours plus d’immenses paturages pour d’immenses propriétés, en fonction uniquement du profit et non de l’homme et  qui ne profite qu’à une élite. L’autre modèle, celui de l’agriculture familiale, ou plus exactement de l’agriulture camponesa, préconise la distribution des terres et donc des emplois pour la population rurale locale, c’est un modèle qui se préocupe d’arrêter la migration rurale vers la périphérie des villes, vers les favelas, qui vise à alimenter le marché de la population locale, régionale et nationale en produits agricoles diversifiés, naturels et sains, qui préserve la forêt, les rivières et la nature.  

 

     Merci Messieurs les présidents de ces prestigieux Instituts des Droits de l’Homme de ces villes d’Europe, de reconnaître et valoriser cette cause de la Réforme Agraire au Brésil, d’une authentique Réforme Agraire qui restitue sa valeur, sa dignité, son droit, sa vie au petit paysan et au travailleur rural comme aussi à la nature et à la création.

Dans ce monde globalisé où nous vivons, de la folie de la consommation, dans ce monde de l’injustice et de l’inégalité, de la destruction de la création et donc de la vie, il est essentiel de reprendre conscience de valeurs fondamentales de l’existence, de la diversité, de la solidarité, du rapport à la nature, d’un autre rapport entre pays du Nord et du Sud, qui puissent fonder notre espérance qu’un autre monde est possible et nous motiver à le construire. 

 

     Dans ce sens la cause que défendent les petits paysans du Brésil est la cause du Droit, de la Justice et de l’Humanité, chère à Ludovic Trarieux.

 

                                                                                                     Paris, le 27 octobre 2005