Monsieur le Bâtonnier Bertrand FAVREAU, Président de
l'IDHAE
Monsieur
le Juge à la Cour européenne des Droits de l’homme,
Monsieur
le Procureur Général près la Cour de Cassation,
Monsieur
le Premier Avocat général près la Cour de Cassation,
Mesdames
et Messiers les Bâtonniers,
Mes
Chers confrères,
Mon
cher Confrère,
Vous
ne souhaitez pas que l'on parle de vous. Vous avez dit que vous refusiez les
éloges et que vous n’aimiez pas les récompenses. Combien de reportages,
combien de compte-rendus ont déjà suscité, non pas votre colère bien sûr,
mais votre irritation sourde ? La mémoire journalistique garde intacte
le souvenir de vos réserves face à ces évocations qui privilégiaient votre
personne au risque d'estomper le véritable enjeu de la cause.
Dévoué
au service des autres, vous n'appréciez pas que l'on distingue votre action
de ce qui est une oeuvre collective.
N'ayant
– ce soir – nulle volonté de vous déplaire et nulle volonté de trahir le sens
de votre message, je m'efforcerai de mon mieux de respecter ce qui est votre
souhait. Et si un instant, çà ou là, je faillis, je vous en demande par
avance pardon.
Votre
souhait pourra être en grande partie exaucé puisque le prix que l'on veut
vous remettre, ici, ce soir, par sa nature ou son objet, a toujours vocation
à dépasser l'admirable figure de celui qui en reçoit nominalement l'hommage.
Il le proclame lui-même, dans
ce qui est devenu sa maxime, telles que les hautes personnalités judiciaires,
religieuses, civiles et politiques - qui sont ici et particulièrement tous
nos confrères d'au-delà de nos frontières, que nous saluons en cet instant et
remercions intensément d'être venues pour honorer cette manifestation - ont pu la lire, comme il est de coutume
depuis vingt ans, sur l'invitation personnelle qui leur a été adressée.
Non,
il ne s'agit pas seulement de la cause isolée d'un homme – qui pourtant
justifierait à elle-seule amplement cette attribution – mais derrière
cette cause, du droit, de la justice et de l'humanité.
Et
dès lors que cette trilogie indissociable se trouve illustrée dans l'action,
l’œuvre et la vie d'un avocat, c'est toujours un grand honneur que consent le
lauréat en acceptant ce prix … si profondément laïc.
Plus
particulièrement, cette soirée, est pour nous l'occasion d'un ressourcement.
Il
est un retour aux origines d'une vocation en nous offrant un grand exemple à
méditer.
Il
puise ses références aux racines de notre profession, nous Avocats européens,
dont la robe et le rabat atteste l'origine ecclésiastique.
Il
lui redonne surtout un sens.
Nous
sommes bien en présence d'une rencontre du droit, de la justice et de
l'humanité avec ses principes fondateurs.
Non
pas seulement parce que nous accueillons un grand juriste, qui fut l'aumônier
des étudiants en droit de Paris, le directeur du Centre Saint Yves, ou celui
qui a défendu devant la justice, en habit de dominicain, les fameux "
Katangais " de mai 68,
davantage
parce qu'il a choisi de partager la vie des plus défavorisés dans le travail
temporaire ou la manutention du textile au cœur du Jura, de lutter à côté des
chômeurs et des immigrés en tant que travailleur social en Haute-Savoie pour
mieux protéger le droit au logement des travailleurs étrangers,
surtout
parce que cette rencontre avec l'exclusion, ne lui a inspiré dans la durée
qu'un sentiment : les défendre.
Illustrant
ici – mais c'est aussi l'objet de ce prix – cette idée qu’être avocat n'est
pas une profession mais une mission et pas davantage un état mais un état
d'esprit.
Parallèlement
à une vocation qui habite l'être entier, il pourrait, certes, paraître
naturel à chacun que l'on devienne un défenseur lorsqu'on porte un nom
révéré, en France et au-delà, qui conjugue pour les temps Honneur et Patrie
et rime avec résistance, et que l'on a fait de surcroît les études de droit
les plus accomplies dans les universités juridiques les plus illustres
d’Europe et conquis les diplômes les plus élevés.
Mais,
il se trouve que cette première défense des exclus en annonçait une
autre : comme le prélude à l’engagement d’une vie au secours de ceux qui
depuis quelques cinq cents ans, ne connaissent que cette réalité originelle :
exclusion, extermination, esclavage.
« Terre
! » C'est un cri, presque un
phonème, un mot qui dans sa brièveté résume et épuise tout ce que l’on peut
dire ici ce soir.
C'est
le cri fameux de la "voix en haut de la hune " du Christophe
Colomb de Claudel. C'est sans doute aussi le cri lancé par les matelots de
Cabral, en 1500, à la vue de ce sol auquel on allait donner le nom d’un
arbre, le Brésil.
A
moins que cela n’ait été, d’abord, celui de Vicente Pinzon aux abords de
l'Amazone ou de tout autre découvreur apocryphe du Brésil, que nous n'avons
pas à rechercher.
Par
ce mot, qui annonce la première mondialisation - celle du XVIéme siècle –
commence, en l’an 1500, l'appropriation du sol du sol des autres, première
étape de l'exclusion systématique par les nouveaux arrivants.
« Terre
! » Le mot qui marque 500 ans
de lutte contre l'oppression, 500 ans de lutte pour la terre.
C’est
la première étape de l’esclavage : ils n’avaient pas d’âme, mais ils
avaient des bras et des jambes. Puis de l'extermination qui fut le lot
quotidien des indiens du Brésil, eux qui étaient six millions en 1500 et qui
ne sont plus que 300.000 aujourd'hui. Mille groupes d'indigènes à jamais
anéantis après avoir été dépossédés.
Rien
ne les différencie véritablement aujourd'hui des arrivants successifs, des
esclaves des siècles suivants, arrachés aux côtes d'Angola ou du Golfe de
Guinée. Un enchaînement, à tous les sens du terme, inéluctable : « Après
s’être repu d’or, le monde eut faim de sucre, mais le sucre consommait
lui-même des esclaves », ainsi que l’écrit Lévy Strauss, avec un bonheur
de plume qui accuse davantage le malheur des êtres.
Choisissant
elle-même de diviser cette terre, « luxuriante et vierge, [d’]une
richesse immense », un véritable monde offrant, selon Stefan Zweig, de
« l’espace pour 300, 400, 500 millions d’hommes », en grandes propriétés - les capitaineries
héréditaires -, la couronne portugaise a créé dés l’origine les fazendas.
Face aux fazendeiros, indiens, paysans, sont ceux qui n'ont que leurs
bras, doivent travailleur sans relâche, sans jamais avoir l'espoir de
posséder.
Ces hommes, ces « damnés de la
terre », en France, avant la Révolution, on les appelait les brassiers.
Au Brésil, se sont les posseiros. Ceux qui n’ont rien.
Et pour eux, aujourd’hui, rien n’a vraiment changé. Ils
sont les descendants en misère de tous les orpailleurs, des saigneurs
d'hévéas, héritiers des spoliés de toutes les plantations de canne à sucre et
de café ou bien encore de celles de cacao, chères aux romans de Jorge Amado.
Certes,
l'extermination des siècles précédents a cessé. Et il s’agit d’un nouvel
esclavage. Les « bandeirantes » ne mènent plus leur
chevauchée frénétique, précédés de leurs funestes oriflammes éponymes, ils ne
remontent plus le cours des fleuves et des rivières, pour ces safaris d'un
autre âge où ils s'agissait de traquer des hommes, de les refouler de leurs
terres et de les capturer pour les vendre comme esclaves sur la côte aux
planteurs et aux éleveurs...
Mais
les « paulistes » du 17ème siècle. n’était qu’un instant
d’une chevauchée, qui avait commencée avant eux et qui sous d’autres formes
n’était pas prête de finir.
Le
« sans terre » d'aujourd'hui est traqué par les recruteurs, qui
remplissent leurs camions bennes d’hommes contre la promesse d'une richesse
future, pour en faire des esclaves à jamais. Et l’on tue toujours au Brésil.
S'il se rebelle, il peut être inexorablement abattu par des pistoleiros,
ces tueurs à gage, assurés de l'impunité.
« L’indien
c’est la terre… » dira un programme gouvernemental de 1991… Faut-il dés
lors s’étonner aujourd’hui de voir si souvent indiens et sans terre se
retrouver côte à côte, solidaires dans les mêmes luttes ? Faut-il s’étonner
de ce que toute l’histoire du Brésil soit scandée de révoltes paysannes, de
manifestations pacifiques et de répressions violentes ? Puisque tout
avait commencé par la violence.
Si
le Brésil, ne connaît pas, contrairement à l’Espagne, sa « légende
noire », si l’on pense d’abord au Brésil de Candido Randon, lui-même
d’origine bororo , pacificateur et créateur du Service de protection des Indiens, dont la maxime est demeurée justement célèbre : « Mourir s’il le faut mais ne jamais tuer »,
concédons que le premier geste du premier arrivé, Vincente Pinzon, sur la
cote de l’Amaba, en 1499, fut de capturer trente six indiens pour les emmener
comme esclave en Europe.
Il y
a un Brésil de la violence. En avril 1996, dans l’Etat du Para, 4 500 paysans sans terre ont pris la route
pour Belem. La redistribution des terres se faisaient attendre et ils
demandaient aux autorités l’expropriation de la fazenda Macaxeira, qu’ils
occupaient depuis un mois. Ils marchèrent pendant une semaine, le jour ou de
nuit, quand la chaleur était insupportable. Les occupations connotent la
légitime impatience et leur expédition, à eux, n’était pas une charge, mais
une marche silencieuse et pacifique, encadrée par les seuls étendards rouges
du Mouvement des Sans Terre.
Dans leur cheminement vers
l’espérance, le 17 avril, ils parvinrent jusqu’à Eldorado do Carajas. Mais le
bureau du gouverneur, à Belém, a donné l’ordre de dégager la route. A la
morgue l’hôpital de Curionopolis, on retrouva les cadavres de dix-neuf
paysans sans terre. 69 autres étaient gravement blessés et deux allaient
bientôt mourir de leurs blessures. Les autopsies ont démontré que tous
avaient été tués par des balles dans la tête. A bout portant.
Pour les responsables de ces crimes, qu’il s’agisse d’hommes de
main à la solde des fazendeiros ou de membres de la police militaire,
l’impunité est totale.
Par
bravade, quelques mois plus tard, en août 1996, les fazendeiros du
Para faisaient défiler leurs escadrons de pistoleiros dans les rues de
Maraba et détruisait le monument que l’architecte de Brasilia, Oscar Niemeyer,
venait d’édifier pieusement à la mémoire des victimes du massacre d’Eldorado
do Carajas
Qu’il
n’y ait pas de méprise : le Brésil est et demeure un grand et beau pays.
Il a même des générosités que beaucoup d’autres ne savent pas prodiguer.
C’est aussi “ la terre de la grande chance ” selon Blaise Cendrars, parti pour fuir ce qu’il appelait cette
“ toujours vieille Europe », c’est la « terre d'avenir »
et plus qu’un pays, un continent à lui seul, pour Zweig qui s’y donna la mort
sans avoir pu répondre à la question qui le taraudait : : « Comment les
hommes peuvent-ils arriver à vivre en paix sur la terre en dépit de toutes
les différences de races, de classes, de couleurs, de religions et de
convictions ? ». C’est la « terre d'espérance », pour Bernanos,
parti « pour cuver sa honte », quarante ans plus tôt, dans l’année
de Munich, et qui cherchant le Paraguay, y avait trouve le chemin de la
Croix des Ames. Mais il y a une tache : il y règne « Impunité
générale ", " corruption ", " violence inimaginable
", " cruauté ". Pour beaucoup, c'est la terre à laquelle on
accède jamais. Et les lois, les réformes ou les constitutions successives n’y
ont rien fait. Y compris les textes, les proclamations et les engagements les
plus récents : améliorations d’un instant, dont des pesanteurs foncières
ancestrales empêchent toute application effective.
Partir
pour le Brésil, en 1978, c'était un acte de foi et de courage. C’était une
volonté et non un hasard. Retrouver et aider ces autres exclus de la terre.
Une continuation, en quelque sorte.
En
tout temps, même il y a 500 ans, l'exclusion, l'esclavage, ont révulsé la
conscience…
Et
tout cela est bien né de la révolte ou de la conversion d'un de ceux qui
s’étaient les premiers, appropriés ces terres qui ne leur appartenaient pas,
d'un ancien encomandero.
Evidemment,
– le parallèle a souvent été suggéré, mais peut on s’empêcher d’y revenir
inlassablement– c'est d'un autre dominicain dont je veux parler :
Bartholomé de las Casas, qui après y avoir sacrifié, a refusé la propriété
des terres et des hommes qu'on lui avait donnée, qui a libéré les indiens,
refusé l' « encomienda », rejeté le droit de mort
envers ceux que l’on ne considérait alors même pas comme des sous-hommes, ce
qu'il appelait pudiquement "la destruction des Indes", et que l'on
qualifie parfois – à tort ou à raison – d'un mot tabou au Brésil : génocide.
Assurément, Bartholomé de las Casas
avait entendu le sermon d'un autre dominicain, Antonio de Montesinos, le
troisième dimanche de l'avant de 1511, puisque c’est lui qui nous l’a révélé
dans son Histoire des Indes : « Dites-moi, quel droit et
quelle justice vous autorisent à maintenir les Indiens dans une aussi
affreuse servitude ? Au nom de quelle autorité avez-vous engagé de si
détestables guerres contre ces peuples qui vivaient dans leurs terres d'une
manière douce et pacifique… » Nommé dès 1516, "procurateur" -
c’est à dire défenseur- des Indiens, il a voulu transformer la "terre de
guerre" en ce qu'il appelait « la terre de vraie paix ».
Dans
son Traité sur l'esclavage, il a écrit : "Corrolaire 1er
: sa Majesté est obligée de commandement divin, de faire mettre en liberté
tous les indiens que les espagnols maintiennent en esclavage".
Bolivar
l'a appelé "l'apôtre de l'Amérique". José Marti a fait son éloge.
Sa statue orne les abords de la cathédrale de Mexico et, en 1979, 400.000
Zapotèques se sont rendus à Puebla pour demander au Pape Jean-Paul II la
canonisation de celui qu’ils appelaient « le premier défenseur des
droits de l'homme en Amérique Latine et des Indiens.."
Il y
a dans ce refus un des actes fondateurs de ce que nous appelons aujourd'hui
les droits humains. L'historien mexicain, Justo Serra, a dit de lui : "Il
a un autel dans le cœur de chaque américain".
Bien
avant les enseignements humanitaires que tirait Las Casas de son expérience
amère mais sublimée, à l'Université de Salamanque, un autre dominicain, qui
lui ne fut jamais colon, s'était interrogé sur les droits et les devoirs des
hommes envers les peuples des territoire de ce qui aller s’appeler désormais
l'Amérique.
Et
dans la filiation intellectuelle des discours sur la loi naturelle de Saint
Thomas d'Aquin, qui avait déjà réconcilié la religion et la raison, Francisco
de Vitoria a alors, le premier, lui aussi, dit que les conquérants ne
disposaient d'aucun titre légitime pour occuper ces terres parce qu’elles
avaient avant leur arrivée déjà un maître.
Il
fut le premier qui osa dénier toute valeur aux fameuses « bulles de
donation » d'Alexandre VI pour la possession des terres découvertes car
les indiens d'Amérique avaient de manière légitime leurs institutions, leurs
droits et leurs propriétés : "Ce que la raison naturelle a établi
entre tous les hommes, cela s'appelle le droit des gens". C'était en
1539.
Certes, il y avait l’homme, mais
derrière l'affirmation de l'égalité des droits et des devoirs de tous les
hommes et de leur vocation à la liberté, s’inscrivait en filigrane, le droit
à leur terre.
Las
Casas… premier défenseur des droits de l'homme sur le terrain, Vitoria, fondateur
du droit international, mis à jour par Grotius peut être, auxquels les
siècles successifs viendraient se ressourcer sans cesse mais sans pouvoir les
égaler. Et s’il est toujours possible de se référer à d'autres sources, -
évoquer Héraclite, Aristote ou Cicéron, - il nous est agréable, ce soir, de
ne retenir de celles-là.
Vitoria… Las Casas… Aux origines d’un mouvement continu qui, sans jamais
renier ses racines et, toutes choses inégales par ailleurs, conduisait à un
autre enchaînement - qui libère celui là - du droit naturel au droit
positif : la déclaration Universelle des droits de l’homme en 1945 mais
aussi ce qui devait être, un jour, la justice internationale de Nuremberg à
Tokyo ou plus encore à La Haye, multiples manières…. Et toutes formations
confondues.
Il y
a un dominicain dans le cœur de chaque Américain.
Alors,
dès lors que l'on partage la souffrance quotidienne de ceux qui n'ont droit à
rien, comment leur rendre leurs droits.
Comment
leur rendre cette humanité profonde qui leur est refusée dans l'exercice de
leurs droits fondamentaux, sinon par le recours au droit.
Dans
un ouvrage rédigé, en exil à New York, en 1942, Jacques Maritain écrivait, en
lançant une nouvelle condamnation de tout esclavage au nom du droit naturel,
: "La difficulté pour la pensée est d'être aussi hardie pour
comprendre, que l'évènement pour frapper".
Face
aux souffrances des « sans terre » du Brésil, de tous les spoliés,
cette pensée hardie existait depuis longtemps déjà.
S’adressant aux catholiques du
Brésil, en 1941, Bernanos vitupéraient déjà ceux qui croyaient – je le cite
mot à mot - : « que le Christ est mort uniquement pour la sécurité
des propriétaires, le prestige des hauts fonctionnaires et la stabilité des
gouvernements ». Sous l’influence d’éminents représentants de la
théologie de la libération qui n’ont cessé de recenser et dénoncer les crimes
commis contre les paysans, en 1973, les évêques du Nordeste ont lancé
leur célèbre déclaration : « J’ai entendu la clameur de mon peuple
».
Et, en 1975 a été créée la
Commission pastorale de la terre (CPT), pour apporter son soutien aux luttes
paysannes et coordonner les luttes qui se développent isolément aux quatre
coins du pays. C’est d’elle qu’est née, en 1984, le Mouvement des
travailleurs ruraux sans terre,
porte-parole de la paysannerie brésilienne dans sa lutte pour la
réforme agraire.
Pour ce mener combat, un homme
a choisi la voie du droit, et de
devenir – on a presque envie de dire redevenir –avocat, dans l’état du Para,
en 1984. Celui qui n’a pas le pouvoir de rendre la terre aux sans terre peut
d’abord redonner l’espérance du droit aux sans-droit. En 1984, on connaît le
sort réservé aux avocats qui les défendent. Deux ans plus tôt, à Maraba,
Gabriel Sales Pimenta, à 27 ans, avait payé de sa vie cet engagement.
Et
ce prix, vous le savez, veut honorer en vous l'avocat, le membre de l'Ordre
des Avocats du Brésil, titulaire de la carte n° 6053-A, celui qui chaque jour
œuvre par le droit pour les droits de ceux à qui on les dénie, qui forme, prépare,
anime, galvanise des équipes d’avocats dans le quartier général du droit de
Xinguara, arpenter sans relâche et sans fatigue les centaines kilomètres de
Xinguara et au-delà.
Un
travail, en communion de toutes les heures, pour l'accès à la justice dans
toute la force de son acception, pour l'égalité devant la loi et la fin de
l'impunité. Forcer les tribunaux à se montrer indépendants et impartiaux sans
que rien n'en entrave l'accès ou ne restreigne leur compétence, obtenir un
débat véritable et un combat à armes égales,
apprendre à un fonctionnaire de justice ce que doit être un vrai juge,
et enfin instaurer un droit à une décision effectivement rendue et dûment
exécutée.
Pour cela, il a fallu des années de
pédagogie et de patience. Des enquêtes minutieuses, des recherches
inlassables pour dénoncer et combattre l’impunité systématiques des assassins
des travailleurs ruraux et des instigateurs. Dix huit ans après celui de Joao
Canuto de Oliveira, en 1985, le premier président du syndicat des paysans de
la commune de Rio Maria. Neuf années après l’assassinat en février 1991 de,
son successeur, Expedito Ribeiro de
Souza. Et cette fois ce n’était pas les hommes de main mais les
commanditaires que l’on a jugé. Leur condamnation, l’une des premières qui ait
jamais été prononcée dans le sud de l’État du Pará, a été saluée comme une
avancée capitale dans la lutte contre l’impunité. Malgré l’importance de la
peine, ils ont été laissés en liberté
Pour
cette action, vous ne serez jamais ni assez remercié, ni suffisamment honoré
comme un symbole vivant et pluriel.
Elle
nous rappelle que les droits de l’homme sont non seulement inaliénables et
imprescriptibles, mais aussi indivisibles et interdépendants, car ils sont
universels. Cela nous le savions sans doute – théoriquement - depuis la
conférence de Vienne en 1993. Mais évoquer ici, ce que peuvent endurer ceux
qui se battent quotidiennement pour leur conquête, c’est rappeler davantage
qu’il n’y a pas de droits de l’homme sans reconnaissance et protection effective
des droits économiques et sociaux.
Il y
a un autre symbole plus évident encore. C’est que les droits de l’homme
n’appartiennent à personne. Chacun peut les revendiquer à condition de les
respecter et de les défendre, mais nul ne peut se les approprier, les
confisquer ou les prendre en otage. Et
nous honorons ce soir un de ses plus grands serviteurs.
Sans doute l’action a-t-elle été
exercée à titre collectif, sans doute ce fut le rôle de la Commission
Pastorale de la Paix qui, par son travail d'information et de coordination, a
donné naissance au mouvement des sans terre. Les mouvements lancent des
manifestes et des slogans, mais c’est toujours un homme qui s’expose au
premier rang.
Et, il fallait de la force d’âme pour
s'attaquer sur place au pouvoir véritable, celui des fazendeiros et de
leurs bras armés, afin de démontrer pour mieux les dénoncer les violences et
les tortures policières, pour combattre le travail-esclave….
Il
fallait un homme pour répondre à un juge qui accusait publiquement à l’audience,
l'un de ces paysans de « sentir mauvais » : " Mes clients
sont mal vêtus. Ils ont les mains calleuses, travaillent dur et n'achètent
pas de parfum pour ne pas retirer du pain de la bouche de leurs enfants, mais
ils sentent le parfum de l'honnêteté, du travail, de la vérité. Ce sont des
fils du Dieu Père, ses préférés…’
Et,
il fallait accepter d'en payer le prix.
Il
fallait du courage pour subir les entreprises de diffamation les plus
diverses, allant même jusqu'à la mise en accusation et aux poursuites, sous
les prétextes les plus outranciers : incitation au crime, formation de
bande, et insultes à autorité, autant de véritables persécutions…
Il
fallait aussi accepter de voir sa tête mise à prix, c'est-à-dire d’être ce
que l’on appelle un « marcado para morrer », un
« désigné pour mourir » ou plutôt un marqué pour la mort, et de
vivre chaque heure dans l'incertitude ou dans l'attente de l’œuvre homicide
de celui qui voudrait toucher son salaire.
La menace est ancienne.. Elle n'est
pas unique. Certains au cours des mois et des ans auraient pu avoir
l'insouciance de la croire banale.
Pourtant,
le 12 février 2005, la réalité s'en est faite évidente.
Les
êtres de peu de foi qui doutaient de l’enjeu vital, ont pu réaliser, une fois
pour toutes, leur manque de discernement.
Ce
jour la, la balle a frappé Dorothy Stang, pour laquelle nous devons avoir une
pensée ce soir. Elle aussi, elle était une religieuse. Américaine, elle
aspirait, à 73 ans, à continuer sa
mission : défendre les sans terre du Brésil.
Mais
sa tête était mise à prix et des meurtriers étaient impatients de toucher
leurs gages.
Et
chacun a compris, au Brésil et ailleurs, que ce n'était pas un hasard mais un
avertissement. Que celui dont la tête était prisée plus haut encore, et pour
un montant qui rend si dérisoire – veuillez nous en pardonner – la dotation
de notre modeste prix, celui-là….était le suivant sur la liste. Et que les
stipendiés auraient droit à un doublement du subside.
Lorsque
l'on en vient sciemment à offrir ainsi sa vie en otage, en bouclier ou en
sacrifice, pour la cause des autres, en disant simplement- : Je n’ai
pas peur de mourir … ce qui compte c’est de se battre pour une cause
juste. Et cette cause et juste ». Cette cause, c’est bien d’elle
qu’il s’agit et nous la connaissons bien…
On ne peut ni définir ni commenter.
Les mots viennent à manquer et le discours doit cesser. Se taire avec
l’humilité honteuse de ceux qui ne risquent rien et ont si peu de choses à
offrir…Nous.
Seul
vient alors peut être à l’esprit le mot de Malraux : "le héros est
celui qui va risquer sa vie pour l'idée qu'il a de lui-même". Mais
comment définir alors, celui qui la risque : "pour l'idée qu'il a des
autres"... ?
Car,
puis-je dire, - maintenant seulement, après avoir si longtemps respecté mon
engagement de ne pas parler de vous et l’avoir tenu, ou presque -, puis-je
dire mon cher Confrère, qu'au cœur de ce travail collectif, où il y a le
labeur et le courage de tous les autres, il y a cependant un homme qui a
défendu cette cause, accepté tout cela, au mépris de sa sécurité, de sa vie,
et puis-je ajouter que nous croyons qu'un jour tout le monde comprendra,
quand tout cela aura cessé dans le Brésil que nous aimons, pour ne plus
jamais recommencer, qu'il y aura un dominicain dans le cœur de chaque
brésilien ? Et que ce dominicain est un avocat. Et que cet avocat, c’est
vous.
Bertrand FAVREAU
PARIS 27 octobre 2005
Discours de
M. Henri Burin des Roziers,
Lauréat du Prix
Ludovic-Trarieux 2005
Mr.
Le Bâtonnier de l’Ordre des Avocats à
la Cour d’Appel de Paris,
Mr.
le Président de l’Institut de Formation en Droits de l’Homme du Barreau de
Paris,
Mrs
les Présidents de l’Institut des Droits de l’Homme des Barreaux de Bordeaux,
de Bruxelles, des Avocats Européens,
C’est évidemment avec émotion et
étonnement que j’ai appris le 24 mai 2005 par Maître Brigitte Azema-Peyret,
puis par la lettre officielle du Président de l’Institut des Droits de
l’Homme des Avocats Européens, le Batõnier Bertrand Favreau, que le
prestigieux Prix International des Droits de l’Homme, Ludovic Trarieux,
m’avait été décerné.
Emotion et étonnement à cause du caractère prestigieux de ce prix, dont le
premier lauréat a été Nelson Mandela, prix
pour lequel j’ai été élu et que je reçois aujourd’hui.
Emotion
aussi parce que j’avais su par Maître Brigitte Azema-Peyret qu’en 2003 ce
même prix avait été décerné à titre posthume à l’avocate mexicaine Digna
Ochoa. Je connaissais Digna Ochoa. Nous avions participé ensemble en 1996 à
un séminaire au Brésil de religieux et religieuses dominicains et de membres
de la famille dominicaine de toute l’Amérique Latine avec la présence du
Maître Général de l’Ordre, à l’époque le le Frère Timothy Radcliffe,
réfléchissant sur le thème : « Dominicain et Juriste »,
comment l’espace du droit, du combat juridique, est fondamental dans les luttes
des mouvements populaires en Amérique Latine, en particuleir des
paysans, et comment la présence des dominicains dans cet espace est conforme
à la Mission de l’Ordre et de la vocation dominicaine. Deux grandes figures
dominicaines stimulèrent notre réflexion : celle de
l’extraordinaire prophète, théologien
et juriste Bartholomeu de Las Casas, au XVI ème siècle, défenseur infatigable
des Indiens, fondateur avec son contemporain et frère dominicain, le grand
juriste Vitória, du Droit
International et précurseur, pourrait-on dire, avec lui, et plus tard avec Ludovic Trarieux, de la
Déclaration Universelle des Droits de l’Homme. L’autre figure était celle du
Père Bernard Rettenbach, qui après avoir occupé pendant plusieurs années les
plus hautes charges de la Province dominiciane de France, était devenu
avocat, membre du Barreau de la Cour des Hauts de Seine, et spécialiste du
droit de la nationalité pour défendre inlassablement avec le Gisti et comme membre du cabinet
de son ancien étudiant du Centre Saint Yves et ami, Maître Régis Waquet, les droits au respect, à la dignité, à l’accueil des travailleurs
immigrés et de leurs familles en France. Mission qu’il a accompli jusqu’à sa
mort l’année dernière. Beaucoup de vous présents ici l’ont connu. Beaucoup, y
compris Conseillers et Avocats à la
Cour de Cassation, comme le Conseiller Olivier Guérin et l’Avocat Général
Louis Joinet, présents dans cette Assemblée, pourraient témoigner combien le
Père Rettenbach nous a aidés à porter un autre regard sur l’homme, la
Justice, le Droit.
Digna Ochoa, à l’époque religieuse
dominicaine, était là à ce séminaire, bouleversante par son témoignage de dignité, de courage, de
fermeté, au service des persécutés politiques mexicains, les indiens du
Mouvement Zapatiste et ceux qui les appuient. Elle était déjà très menacée et
elle a été assassinée dans son cabinet à Mexico, en 2001. Elle avait 37 ans.
Recevoir le même prix Ludovic Trarieux
que Digna Ochoa m’émeut profondément.
Sur la page de couverture du dossier de
ce Prix International des Droits de l’Homme, il y a cette très importante
phrase de Ludovic Trarieux : « Ce n’était pas seulement d’ailleurs
la cause isolée d’un homme qui était à défendre, c’était derrière cette cause
le Droit, la Justice, l’Humanité.» C’est le sens de ce prestigieux prix. Ce
n’est pas l’homme ou la femme, l’avocat ou l’avocate qui le reçoit qui est
important, c’est la cause qu’il défend, quand elle est celle du Droit, de la
Justice , de l’Humanité.
C’est
pour cette raison que je reçois avec tranquilité, simplicité et j’espère
humilité, ce prestigieux prix.
L’important aujourd’hui, ce qui est en
honneur, objet d’un hommage, ce n’est pas ma cause, c’est la cause de la
lutte des petits paysans au Brésil, des sans terre, des travailleurs ruraux
en situation d’esclavage, du combat contre l’impunité de ceux qui tuent ou
font tuer ces travailleurs ruraux pour défendre leur supposé droit de
propriété et leurs profits. C’est de
toute évidence la cause du Droit, de la Justice et de l’Humanité.
C’est la cause de dizaines de milliers
de familles qui campent, depuis parfois des années sous des bâches, au bord
des routes et au bord d’immenses propriétés rurales de 10.000, 50.000,
100.000 hectares, attendant une problématique expropriation de ces terre par
le gouvernement, promise et très rarement réalisée. Les supposés
propriétaires, très souvent porteurs de titres frauduleux, s’enrichissant de
la sueur de centaines, de milliers de
travailleurs saisonniers, trompés, pas payés, humiliés, vivant dans des
conditions d’hygiène, de logement, d’alimentation, de travail, misérables et
dangereuses, menacés de mort et tués s’ils s’enfuient. Ana de Souza Pinto de
notre équipe de la Commission
Pastorale de la Terre et le frère dominicain Jean Raguénès, membre
également de la Commission , ici présents, sont témoins directs de cela. Le
frère dominicain français Xavier Plassat, de la Coordénation de la Campagne
Nationale de la Commission Pastorale de la Terre contre le Travail Esclave, également.
Ce prix c’est l’hommage à la mémoire de
ces 446 travailleurs ruraux assassinés pour la lutte pour la terre dans notre
État du Pará de 1986 a 2005, dont 14 déjà cette année, c’est l’hommage à la
mémoire de ces deux avocats de la Comission Pastorale de la Terre que j’ai
connus, avec qui j’ai travaillé, Gabriel Pimenta et Paulo Fontelles et qu’ils
ont assassinés en 1982 et 1987, crimes encore impunis. Hommage à la mémoire des syndicalistes paysans de Rio Maria, João Canuto et ses deux fils
et Expedito Ribeiro de Souza, assassinés en 1985, 90 et 91, dont les
assassins condamnés après des années de procès, sont en fuite. Hommage à la mémoire du Père Josimo
Tavares, Coordenateur des équipes de la CPT de notre région, assassiné en
1986. Ce prix c’est tout spécialement
aussi l’hommage à la Soeur Dorothy
Stang, missionaire américaine de 73 années, assassinée le 12 février de cette
année, dans notre État du Pará.
Ce prix c’est l’hommage à ces dizaines
de jeunes avocats de la CPT, du Mouvement des Sans Terre, à ces centaines de
militants syndicaux, des mouvements populaires, de la CPT qui se dédient inconditionnellement
à la cause des petits paysans, du droit à la terre, à une vie digne. C’est
l’hommage aussi à ces héroiques leaders des peuples indigènes du Brésil qui
luttent pour leurs terres ancestrales, ces réserves indigènes, sans cesse
menacées, envahies, réduites. C’est
l’hommage à ces 29 menacés de mort de l’Etat du Pará, hommes et femmes, dont
certains risquent beaucoup plus que moi.
Cette cause c’est la cause d’un autre
modèle de développement agricole pour ce riche et immense pays, qui dispose
de tant de terres, celui de l’agriculture familiale, de l’agriculture
camponesa. Le modèle qui prédomine actuellement, de
l’agro-négoce, comme on l’appelle au Brésil, favorise, de manière sauvage et
incontrôlée, la concentration des terres, le vol des terres, en particulier
des terres indigène, la pratique du travail esclave en vue de la grande production d’exportation, de bétail, de
soja, qui polluie et détruit la nature, la forêt, les campagnes, les fleuves
et rivières, déboisant chaque année des dizines de milliers de kms2 (cette
année plus de 20.000 kms2) pour créer toujours plus d’immenses paturages pour
d’immenses propriétés, en fonction uniquement du profit et non de l’homme et qui ne profite qu’à une élite. L’autre
modèle, celui de l’agriculture familiale, ou plus exactement de l’agriulture
camponesa, préconise la distribution des terres et donc des emplois pour la
population rurale locale, c’est un modèle qui se préocupe d’arrêter la
migration rurale vers la périphérie des villes, vers les favelas, qui vise à
alimenter le marché de la population locale, régionale et nationale en
produits agricoles diversifiés, naturels et sains, qui préserve la forêt, les
rivières et la nature.
Merci Messieurs les présidents de ces
prestigieux Instituts des Droits de l’Homme de ces villes d’Europe, de
reconnaître et valoriser cette cause de la Réforme Agraire au Brésil, d’une
authentique Réforme Agraire qui restitue sa valeur, sa dignité, son droit, sa
vie au petit paysan et au travailleur rural comme aussi à la nature et à la
création.
Dans
ce monde globalisé où nous vivons, de la folie de la consommation, dans ce
monde de l’injustice et de l’inégalité, de la destruction de la création et
donc de la vie, il est essentiel de reprendre conscience de valeurs
fondamentales de l’existence, de la diversité, de la solidarité, du rapport à
la nature, d’un autre rapport entre pays du Nord et du Sud, qui puissent
fonder notre espérance qu’un autre monde est possible et nous motiver à le
construire.
Dans ce sens la cause que défendent les
petits paysans du Brésil est la cause du Droit, de la Justice et de
l’Humanité, chère à Ludovic Trarieux.
Paris,
le 27 octobre 2005